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succès, où y a-t-il un intervalle de calme, de loisir intellectuel, une trêve de l’idéal au milieu des nécessités positives et de la lutte ardente de chaque jour? Il ne faut pas trop s’étonner si, dans un pareil milieu surexcité et fiévreux, se produit une sorte de lassitude d’esprit, un dégoût croissant pour les idées et les œuvres sérieuses, pour tout ce qui exige une peine, une application d’esprit. La critique et les productions de l’ordre le plus élevé demandent trop d’effort à ce public fatigué et blasé qui veut faire de son repos une paresse agréable et non pas une occupation nouvelle. On a peur de tout ce qui réclame une certaine vigueur, une certaine étendue de pensée, une culture intellectuelle quelconque et cette discipline qui suppose l’attention au vrai, le souci des idées. Ce public, de création nouvelle, veut être amusé à tout prix dans l’intervalle de ses affaires. Il ne lit plus pour s’instruire ; il n’en a ni le loisir, ni le désir. Il va au succès du jour, là où le bruit et la réclame invitent, au roman vanté le matin, à la pièce applaudie le soir. Quant au journal, il n’en lit guère que deux articles : le cours de la bourse et la chronique mondaine. Pour défrayer cette curiosité, quels efforts la chronique ne doit-elle pas faire, et quelle peine n’a-t-elle pas à rester dans la mesure du goût et de la vérité ! L’imagination des écrivains s’épuise à commenter des scandales, et s’ils manquent, à en inventer. De là ce flot toujours croissant d’anecdotes ridicules, difficiles à croire même pour le public le plus grossier et le plus léger, et qui divertissent pendant quelques heures la conversation des oisifs. C’est un symptôme de décadence sociale que cette multiplication sans mesure de la nouvelle à la main, remplaçant tout le reste, et du commérage devenu une institution littéraire. Le public qui favorise ce genre abaissé de littérature n’est pas moins coupable que ceux qui la lui fournissent. Elle est la condamnation d’une société qui la provoque ou la subit, autant qu’elle est la flétrissure d’une presse qui en vit, en attendant qu’elle en meure, comme on meurt d’un poison infaillible et lent.


III.

Il est assez clair qu’il n’y a pas de place pour la critique sérieuse entre un journalisme mis au régime de l’improvisation forcenée et un public qui, en dehors de ses affaires, ne demande qu’à s’amuser. D’autres causes, d’un ordre tout différent, se joignent à celles-là pour expliquer comment se produit cette désertion d’un genre littéraire, si utile et si justement populaire dans notre pays, il y a quelques années. Même dans le monde intellectuel le plus élevé, d’où procèdent les grands mouvemens de l’esprit, la critique littéraire n’est plus que bien rarement pratiquée ou défendue comme