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l’occasion du livre nouveau ou de la pièce à succès. Ils gardent intacte leur indépendance, qu’ils ne livrent à aucune des coteries régnantes ; ils ont toutes les qualités du juge et les exercent avec une rigueur qui fait compensation pour les mollesses, les transactions, les défaillances de la critique apparente. En bien des cas, ils réforment les jugemens de leurs confrères de la presse ; ils ne se laissent intimider ni corrompre par les applaudissemens factices et bruyans de la première heure, par les louanges ou les injures banales et sans portée. À petit bruit et par l’action continue du bon sens, ils arrivent à remettre chaque chose en son lieu, les vrais talens à leur place et à détruire les réputations surfaites qui veulent triompher par la ruse ou par la force ; ils rétablissent l’équilibre des idées, des œuvres et des noms ; ils soutiennent la raison publique contre les scandales qui s’imposent, contre les intrigues et les mystifications ; presque toujours ils finissent par avoir raison de ces victoires passagères qui feraient douter du bon sens d’une nation.

C’est qu’à côté de ces vrais juges, et avec eux, il y a aussi un vrai public, tout à fait distinct de celui qui s’étale à la surface de la vie parisienne et dont on dirait, à l’entendre, qu’il est tout dans une population, tandis qu’il n’en est qu’une portion agitée et tapageuse. Il faut compter beaucoup pour la fortune des ouvrages de l’esprit, sur ce public qui ne fait pas de bruit, mais qui lit, travaille, réfléchit, compare et qui, avant tout, ne veut pas être dupe. On ne le connaît pas par des noms aussi sonores que l’autre ; mais il se révèle par le choix définitif des œuvres qu’il adopte et la durée des succès qu’il consacre. Il est profondément honnête ; il va là seulement où l’attirent la conscience, le soin, les conclusions nettes, les résultats utiles, toutes choses qui excluent les parodies du talent. Il se défie des fanfares et des réclames ; il veut y regarder de près avant de donner son cœur. Mais quand il l’a donné, il ne le retire pas. Il ne quitte plus dans leurs voies diverses les écrivains qu’il a une fois désignés ; il les soutient contre les cabales, il les console dans leurs, épreuves. Les écrivains sérieux ne s’y trompent pas : c’est un des charmes les plus vifs de la vie littéraire de sentir près de soi, loin de soi, autour de soi, cette foule invisible d’amis inconnus, fidèles à votre fortune, dévoués à votre œuvre, dont les sympathies sont d’autant plus sûres qu’elles ont été lentement conquises et que pas une d’elles n’a été obtenue sans avoir été méritée.


E. Caro.