Aller au contenu

Page:Revue des Deux Mondes - 1882 - tome 49.djvu/600

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

J’en étais ici de cette lettre, lorsque M. Lambert est venu me proposer un nouveau censeur… Mais, monsieur, votre dessein n’est pas de me ruiner, et cela m’arrivera cependant… Il est impossible que ma pièce plaise partout à cet homme, quel qu’il soit. Il exigera de nouveaux cartons. S’il faut que je les fasse, vingt louis, peut-être plus, ne me tireront pas de là… Ah ! monsieur, il faut que je m’arrête ici, je sens que mon cœur se remplit de peine… et je suis trop fâché de vous avoir déplu une fois pour m’y exposer davantage… Monsieur, ayez la bonté de révoquer un ordre injurieux à un censeur que vous estimez et qui va m’être ruineux, à moi à qui je ne pense pas que vous veuillez du mal, que vous portiez de la haine… Monsieur, ne me ruinez pas… ne me perdez pas…[1].

Je suis avec douleur et avec respect, etc.[2].


Malesherbes, en effet, toujours soucieux de ne pas abuser de son pouvoir, avait envoyé le drame à deux autres censeurs : Moncrif, de l’Académie française, était l’un ; et l’autre, Bonamy, de l’Académie des inscriptions. Assurément nous avons quelque peine à comprendre les scrupules de Malesherbes, et quoique Diderot brandisse ici la massue d’Hercule « pour écraser une puce, » comme dit le fabuliste, nous sommes avec lui. Cependant il faut bien aussi que Malesherbes ait ses raisons. Et il faut que Moncrif ait les siennes, comme son collègue Bonamy, puisqu’ils refusent l’un et l’autre de couvrir de leur approbation la prière qu’on incrimine. Ils la trouvent insoutenable. Ni l’un ni l’autre, à la vérité, n’étaient des censeurs indulgens. Moncrif, l’historien des chats, était de ces censeurs qui refusaient d’approuver un roman « parce que c’était une aventure bourgeoise assez commune, et qu’au surplus le style en était détestable, » ou une Histoire de l’Opéra « parce qu’elle n’était qu’une compilation de quelques extraits d’auteurs mal instruits sur la matière. » Quant à Bonamy, perdu dans la recherche des antiquités de la Gaule, il avait pour politique de tirer en longueur, de s’excuser sur son incompétence et finalement de se dérober : c’était un autre type de censeur. Un passage toutefois de sa lettre à Malesherbes est instructif et vaut la peine d’être cité. « Comme je ne demande que paix et aise, lui écrit-il en lui retournant le drame, et que je ne veux pas avoir d’affaire à démêler avec des gens qui s’imaginent avoir seuls en partage toute la raison humaine, j’ose me flatter que vous me tiendrez la parole que vous avez eu la bonté de me donner de ne

  1. Nous avons à peine besoin de dire que tous ces points sont de Diderot et n’indiquent nullement un passage que nous supprimions. On connaît sa théorie sur les points suspensifs. Cette lettre « pathétique » est d’ailleurs écrite à main posée, et de la plus belle écriture de Diderot.
  2. Bibl. nat, fonds français. Nouv. acq. no 1182 (20 octobre 1758).