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« Il est vrai que Fréron a souvent voulu attaquer dans les feuilles l’Encyclopédie et ses éditeurs, parce qu’il dit qu’ils l’ont souvent attaqué dans leur ouvrage ; je n’ai jamais voulu passer ses attaques. J’en ai donné un jour la preuve à M. d’Alembert en lui faisant lire dans quelques épreuves des feuilles ce que j’y avais rayé. Il me parut sensible à cette attention. Depuis, Fréron est souvent revenu à la charge, et moi aux ratures. Jamais je n’ai voulu permettre aucun extrait d’aucun ouvrage fait expressément contre l’Encyclopédie[1]. » Qui vous semble-t-il que l’on persécute ici ? Quant à moi, je ne doute pas qu’il ne se trouve quelqu’un pour prétendre que c’est d’Alembert.

Mais certes Malesherbes avait bien raison de s’indigner qu’on le soupçonnât de protéger Fréron. Et, vraiment, l’un de ses premiers actes, en 1752, n’avait-il pas été de supprimer la feuille du journaliste, en ce temps-là intitulée : Lettres sur quelques écrits de ce temps ? et, précisément, pour complaire à quelque protecteur ou ami de Voltaire. « Monsieur, lui écrivait le malheureux critique, si vous saviez tout le mal que Voltaire m’a fait, tout celui qu’il a voulu me faire ! » C’est ici, dans sa simplicité, l’accent profond, et qui ne trompe pas. Voltaire était alors à Berlin, et c’était jusque parmi les enchantemens de ce séjour que les traits de Fréron venaient atteindre au cœur le chambellan du roi de Prusse. Il a prétendu qu’il aurait sollicité de Malesherbes, et du chancelier même, le rétablissement des feuilles de Fréron. Je crois qu’il ment, et jusqu’à ce qu’on ait apporté la lettre, je dirai qu’il ment. À moins peut-être qu’il n’eût besoin des suggestions que lui portaient là-bas les feuilles du journaliste. Car nous savons qu’il le lisait, et même avec une particulière attention. Je ferai notamment observer que, dans les Lettres sur la Nouvelle Héloïse, le peu de critique littéraire qu’il y ait se rencontre pour s’accorder avec ce qu’il y en a dans les feuilles de Fréron sur le roman de Rousseau. Tous les deux, par exemple, ont expressément relevé la phrase de Saint-Preux à Julie : « Garde tes baisers, ils sont trop acres ; » et tous les deux aussi cette bizarre comparaison de la musique de Lulli et de celle de Rameau « avec une oie grasse qui marche ou une vache qui galope. » Seulement, il n’y a pas dans les Lettres de Voltaire un mot d’éloge qui tempère l’amertume de la critique, et parmi des critiques sévères, il n’y a pas d’injures dans la feuille de Fréron[2]. En tout cas, ce que nous pouvons affirmer, c’est que la lettre de Voltaire ne se retrouve point parmi les papiers de Malesherbes, et que, par conséquent, il y a lieu de douter qu’il

  1. Bibl. nat., fonds français. Nouv. acq., no 3531
  2. Voyez l’Année littéraire, 1761, t. I. et II.