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certaines analogies de situations, par le sentiment plus ou moins exigeant de la vraisemblance, ils ont obéi à l’inclination de leur esprit, les uns portés à tout croire, les autres disposés à tout mettre en doute. Les temps où ils ont écrit n’ont pas été sans quelque influence sur leurs appréciations. Si le vent souffle à la paix, les conquérans courent le risque de ne trouver grâce ni devant Minos, ni devant Éaque, ni devant Rhadamanthe ; que les aigles victorieuses de Trajan ou de Napoléon, au contraire, prennent leur vol, les juges sont d’avance séduits; Alexandre n’aura plus à comparaître que devant une cour de parti-pris indulgente.. En tout état de cause, c’est toujours une chance favorable pour les rois de n’avoir pas affaire à des sots. Voltaire conseille au vainqueur de Darius d’en appeler de la sentence de Boileau, « qui le traite de fou et de voleur, » au tribunal du monde, que sa mort laissa orphelin; Montesquieu, plus profond et plus sagace encore, prononce sans hésiter ce mémorable arrêt : « Alexandre, dit-il, dans la rapidité de ses actions, dans le feu de ses passions même, avait (si j’ose me servir de ce terme), une saillie de raison qui le conduisait et que ceux qui ont voulu faire un roman de son histoire et qui avaient l’esprit plus gâté que lui n’ont pu nous dérober. » N’est-ce pas cette fois la sagesse qui s’exprime par la bouche la plus éloquente? Bossuet a trouvé son maître.

« L’empereur Napoléon, nous raconte M. de Las-Cases, lisait à Sainte-Hélène les expéditions d’Alexandre dans Rollin ; il lui prenait envie de refaire ce morceau. » Que l’empereur n’a-t-il donné suite à sa pensée ! La griffe du lion posée sur la page blanche eût suffi pour m’en tenir à l’écart; mais Napoléon n’a pas écrit l’histoire d’Alexandre; il a seulement failli la recommencer : au temps de Paul Ier, la France et la Russie ont été à la veille « d’unir leurs forces pour affranchir les Indes. » 35,000 Français et 35,000 Russes « de toutes armes » devaient se réunir à Astérabad, sur les bords de la mer Caspienne; on calculait qu’en passant par Hérat, par Ferrah et par Candahar, cette armée de 70,000 hommes pourrait atteindre, en quarante-cinq jours, les rives de l’Indus. Privé par une catastrophe politique du concours de son puissant allié, Napoléon n’abandonna jamais complètement le projet dont la réussite ne pouvait cependant être assurée que par un semblable concert. « Jusqu’en 1813, nous apprend M. de Jancigny, et pendant les conférences de Prague, l’empereur s’occupait de la possibilité d’attaquer les Anglais dans leur empire d’Asie; le duc de Bassano, alors son ministre des affaires étrangères, recueillait, pour les lui soumettre, les renseignemens les plus précis que les voyageurs pussent fournir sur cette grande question. » Il est certain que, pour peu que la Perse s’y prêtât, que l’Afghanistan n’opposât pas de résistance, la campagne,