Page:Revue des Deux Mondes - 1882 - tome 49.djvu/686

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

de son domestique, qui, fort heureusement, va voyager avec nous.

Enfin, à neuf heures trois quarts, Mme la duchesse de Berry, appuyée sur le bras du général Bugeaud, sort de l’enceinte réservée du pavillon qu’elle occupait. Sa suite forme cortège dans la grande rue qui va de la palissade à la porte Dauphine. La princesse franchit le pont-levis d’un pas incertain et presque chancelant. Voici l’ordre dans lequel nous marchons.

A la suite de son altesse royale, conduite par M. le gouverneur et à huit ou dix pas de distance, vient la nourrice, portant entre ses bras la petite Anna. Un peu après et de façon à laisser ces deux groupes en évidence, Mme d’Hautefort s’avance appuyée sur le bras de M. le comte de Mesnard. L’aide de camp du gouverneur, M. de Saint-Arnaud et moi, nous suivons ce troisième groupe en conservant à peu près les mêmes distances. M. Deneux nous suit, donnant le bras à Mlle Lebeschu, puis vient le commissaire civil, M. Ollivier-Dufresne, soutenant Mme Hansler. Les domestiques, chargés de sacs de nuit et de portemanteaux, ferment la marche, et tout le cortège va lentement.

Après avoir franchi le pont-levis, Mme la duchesse de Berry arrive à l’avant-poste, où se trouve un groupe composé de Mme Bugeaud et de ses deux filles, d’une sœur du général et de quelques autres dames. La princesse s’arrête, quitte le bras du gouverneur et s’approchant des dames, elle embrasse à plusieurs reprises les deux jeunes filles, prend la main de leur mère et lui dit avec une bienveillance marquée :

— Je suis bien fâchée, madame, de vous enlever votre mari, j’espère que ce ne sera pas pour longtemps et qu’il vous reviendra bientôt sain et sauf, pour ne plus vous quitter.

Mme Bugeaud et les autres personnes qui l’accompagnent saluent son altesse royale et lui souhaitent un bon voyage. Cette petite scène a été tout à la fois vive et douce. Les femmes des officiers de la garnison, ainsi que celles dont les maris appartiennent aux autorités de la ville, avaient pris place sur les côtés des glacis qui bordent ce chemin fortifié, et la princesse, dans ce court trajet, a été saluée par une foule nombreuse et choisie. Elle a répondu à ces politesses avec un embarras assez marqué. Enfin, Madame a franchi cette dernière porte, et elle s’est trouvée alors entre deux lignes de soldats du 64e qui s’étendaient de ce point jusqu’au lieu de l’embarquement. Derrière ces deux cordons de troupes, la foule se pressait compacte. Je n’ai pas entendu un seul cri, un seul mot, rien qui pût sembler une insulte au malheur, un encouragement à la femme faible, un défi de l’esprit de parti au nom de l’héroïne abattue. J’ai vu beaucoup d’hommes se découvrir, saluer profondément et partout se décelait le sentiment d’une pitié douce et bienveillante.