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Page:Revue des Deux Mondes - 1882 - tome 49.djvu/702

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Ce n’est pas davantage assurément sur Pierre Delarue, l’ancien fiancé de Micheline, un de ces ingénieurs de théâtre, décorés avant l’âge pour services exceptionnels, et qui sont, en effet, exceptionnellement serviables, cèdent leurs fiancées à leurs rivaux, à cette condition seulement que ceux-ci les rendront heureuses, surveillent ensuite les maris, sans rien demander pour cette peine, et se tiennent prêts à recueillir leur succession quand ils seront morts à la fin de male mort. On a déterminé depuis longtemps les traits de cette race de jeunes savans qui ne consentent à épouser la femme qu’ils aiment que veuve et désabusée de l’homme qu’elle aimait. Pierre Delarue n’a pas coûté à l’auteur une grande dépense d’imagination; il serait mal venu à réclamer une grande part de succès. Le neveu de Mme Desvarennes, Savinien, et son secrétaire. Maréchal, même le financier Herzog, qui sert à la ruine de Serge, pourraient disparaître sans appauvrir le trésor des créations morales au théâtre ni diminuer de beaucoup l’intérêt de la pièce. Cayrol, le mari de Jeanne, est plus vivant et plus neuf : cependant il le paraît moins dans le drame que dans le roman. De cet Auvergnat, qui fut ouvrier avant d’être banquier à Paris et marié pour ses écus avec une fille de race noble, il ne reste guère au théâtre qu’un brutal amoureux, assez proche parent, quoique faible au moment de l’action, de ce « ragot » de M. de Terremonde, à qui la princesse George dénonce son mari à peu près comme Mme Desvarennes dénonce son gendre à Cayrol. Mais ce n’est pas Cayrol plus que Jeanne, ni Micheline, ni Serge en qui l’auteur a mis le meilleur de sa pensée : encore un coup, c’est la mère, Mme Desvarennes, qui a tiré vers elle tout le suc de son talent, et non pas en vain, car elle est si vivante qu’elle communique, elle seule, la vie à tout le drame.

Mme Desvarennes, la boulangère aux écus, n’est, quoi qu’on ait pu dire, ni une mère Goriot ni une Mme Poirier. Elle n’est en effet ni humble comme Goriot, ni vaniteuse comme Poirier, ni surtout aveugle comme l’un et l’autre. C’est une maîtresse femme ou plutôt une maîtresse mère. Elle juge son gendre le premier jour qu’elle le voit. Si elle ne le condamne et ne l’exécute qu’à la fin du drame, tout l’intervalle n’est qu’un sursis, et un sursis conditionnel : de là, l’intérêt dramatique de l’œuvre et l’importance qu’y garde cette mère, d’un bout à l’autre, même absente. C’est elle, au premier acte, qui signe l’arrêt de Serge, rédigé par lui-même, lorsqu’il lui dit : « Madame, ma vie vous appartient, » et qu’elle répond : « J’accepte. » Au second, c’est elle qui reçoit la confession de Jeanne et lui commande de vivre honnête, pour le bonheur de Micheline. Au troisième, elle est invisible, lorsque Jeanne, affolée, tombe dans les bras de son amant : mais c’est déjà sa justice suspendue sur les coupables et visible pour nous, qui nous fait palpiter avec eux et trembler d’émotion. C’est encore elle, au quatrième, furieuse d’amour maternel comme la princesse George