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les honnêtes gens, justement parce qu’ils étaient les honnêtes gens, se croyaient dispensés envers elle même de l’honnêteté. Alors on supportait sans malaise les sorties incongrues de col Olivier de Jalin chez des femmes dont il mange les gâteaux et boit le thé sans même avoir payé le sucre ; on le regardait sans étonnement remettre à Nanjac les lettres de Suzanne, et jouer à la fin cette comédie du meurtre et de l’amour pour tromper une femme, et quelle femme? une femme qui l’a aimé, — au profit de qui ? D’un imbécile qu’il connaît depuis quinze jours; et l’on entendait sans protester, au dénoûment, Nanjac décerner à Jalin ce brevet d’honnête homme, et du « plus honnête homme qu’il connût : » le tout sous la bénédiction paternelle du marquis de Thonnerins, ce gentilhomme qui va de lui-même dénoncer l’infamie de sa maîtresse pour épargner une sottise à un sot qui ne le consulte pas.

Supposez un moment qu’il porte la date d’aujourd’hui, cet ouvrage placé au seuil de la société régulière comme un écriteau qui défend aux femmes galantes d’y entrer : il donnerait presque à un brave garçon l’envie d’épouser l’une d’elles, pour réparer au moins envers celle-là l’atroce indélicatesse des honnêtes gens. Si l’on veut expliquer cette cruauté, ce vilain courage des justiciers du Demi-Monde, il ne suffit pas de rappeler la dureté d’âme de l’auteur, qui ne fut jamais tendre aux femmes, sinon une fois, dans la Dame aux camélias ; — encore depuis s’est-il quasi rétracté et parle-t-il comme s’il avait tué Marguerite Gautier, tandis que nous savons tous qu’il l’a seulement laissée mourir; — mais non, cette dureté d’âme plus affectée que sincère ne suffit pas à expliquer de tels procédés prêtés par l’auteur à d’honnêtes gens; il y faut de toute nécessité la différence des époques. Le demi-monde alors, — c’est, je crois, M. Dumas qui l’a dit lui-même ailleurs, — était « un marais où l’on chassait en bottes; » ce marais, depuis, s’est assaini ou du moins nettoyé; on y vient en souliers vernis. « C’est une colonie comme beaucoup d’autres, a dit encore M. Dumas dans sa dernière brochure. Fondées par des exilés, des criminels et des parias, au bout d’un certain temps, elles ont oublié leur origine dans la fortune acquise, et elles réclament et elles obtiennent le droit de s’appeler État ou Nation. » Mettez qu’il y ait là dedans une part d’exagération déclamatoire ; il n’en est pas moins vrai que, depuis un quart de siècle, les mœurs se sont adoucies. Ont-elles empiré? Je n’ai pas ici à traiter de morale, mais de psychologie. Le certain est que notre psychologie, grâce à l’adoucissement des mœurs, s’est un peu débrouillée; qu’une femme galante, pour nous, est une femme, qu’elle l’est, en effet, plus que ne l’étaient ses devancières il y a vingt ans, et que nous sommes plus disposés que nos prédécesseurs à la reconnaître pour telle, que pas un de nous ne voudrait se conduire envers elle comme Olivier de Jalin envers Suzanne d’Ange, et que la conduite d’Olivier marque la