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l’homme parmi ses semblables; puis ce souvenir disparaît, et alors c’est fini. Beaucoup de Juifs, pour échapper à ce qu’une aussi courte destinée a d’attristant, disaient que l’homme se survit dans ses enfans ; à défaut d’enfans, on consolait l’eunuque en lui promettant un cippe funèbre[1], qui perpétuerait sa mémoire dans sa tribu. Cohélet est peu sensible à ces consolations enfantines. L’homme une fois mort, sa mémoire disparaît, et c’est comme s’il n’avait jamais été.

Certes, nous étonnerions fort le charmant écrivain qui nous a laissé cette délicieuse fantaisie philosophique si nous cherchions à construire avec son écrit un symbole de foi bien arrêté. « Il est encore un mal, nous dirait-il, que j’ai vu sous le soleil, et qui est peut-être le plus grand de tous, c’est la présomption de l’esprit, qui veut expliquer l’univers en quatre paroles, enfermer le bleu du ciel dans un lécyte, faire tenir l’infini dans un cadre de trois doigts. Malheur à celui qui ne se contredit pas au moins une fois par jour!.. » On ne fut jamais plus éloigné du pédantisme que l’auteur de l’Ecclésiaste. La vue claire d’une vérité ne l’empêche pas de voir, tout de suite après, la vérité contraire, avec la même clarté. Le relâchement absolu des mobiles de la vie n’empêche pas chez lui un goût vif des plaisirs de la vie.

Doué d’un profond sentiment de justice, il se révolte contre ce que la destinée humaine a d’absurde aux yeux de la morale[2]. Mais qu’y faire? Le monde a de bonnes heures. Pourquoi ne pas les cueillir, tout en sachant bien que l’on paiera plus tard la joie qu’on a goûtée? Amuse-toi, jeune homme ; mais ne t’y trompe pas, il n’est pas un de tes plaisirs que tu ne doives expier un jour par autant de regrets. La vie la plus heureuse a comme revers les années de la vieillesse, où l’homme voit se fermer peu à peu tous ses rapports avec le monde et se clore tous ses moyens de jouir. Arrivé ainsi au comble de la tristesse, l’auteur, par un des tours de force les plus originaux qu’il y ait dans aucune littérature, entame cette description de la vieillesse, pleine d’énigmes et d’allusions, qui ressemble aux éblouissantes passes d’un prestidigitateur jonglant avec des têtes de mort. Étonnant artiste, il maintient jusqu’au bout sa gageure, effleurant avec l’adresse de l’équilibriste les cimes des mots et des idées, faisant grincer de son archet les fibres qu’il a cruellement excitées, élargissant à plaisir les blessures qu’il s’est portées, irritant avec délices les lèvres de sa plaie.

Et avec cela nous l’aimons, car il a vraiment touché toutes nos douleurs. Il y a bien peu de choses qu’il n’ait vues. Certes il est

  1. Un iad ou massébet. Isaïe, LVI, 3 et suiv. C’est l’idée du massébet bahaïm, « cippe parmi les vivans, » des inscriptions phéniciennes. Voir Corpus inscriptionum semiticarum, Ier part., n° 58, 59.
  2. Ch. IV, 1 et suit.