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heureux qu’à côté de lui il y ait eu Zénon et Épictète. Mais aucun Grec mieux que ce sadducéen ne comprit l’étrangeté de notre sort. L’auteur de l’Ecclésiaste, c’est l’auteur du livre de Job, ayant vécu six ou sept cents ans de plus. La plainte éloquente et terrible de l’antique livre hébreu, les objurgations presque blasphématoires du vieux patriarche sont devenues le badinage tristement résigné d’un lettré mondain. Bien plus religieux au fond, l’auteur de Job est autrement hardi dans son langage. Cohélet n’a plus même la force de s’indigner contre Dieu. C’est si inutile ! Comme Job, il s’incline devant une puissance inconnue, dont les actes ne relèvent d’aucune raison appréciable. Mais il se console, et si les femmes étaient un peu moins trompeuses, les juges un peu moins corrompus, les héritiers un peu moins ingrats, les gouvernans un peu plus sérieux, il se réconcilierait avec la vie et consentirait à trouver qu’il est fort doux, même au prix de la perspective d’une vieillesse maussade, de jouir tranquillement, avec une femme aimée, de la fortune qu’on a su amasser par son intelligence. L’auteur dit trop de mal des femmes pour ne pas les avoir beaucoup aimées. A la façon dont il en parle, on sent qu’il ne faudrait pas grand’chose pour qu’il recommençât à les aimer encore. Il n’est pas si dégoûté de la vie qu’il n’ait de bons conseils pratiques à donner sur la manière de se bien tenir à la cour, sur les précautions à prendre avec les prêtres, sur le bon emploi de ses fonds et sur la manière de distribuer ses placemens de manière à ne pas tout perdre à la fois.


III.

Cette philosophie singulièrement fatiguée n’était pas neuve en Israël : c’était celle de tous les gens calmes et sensés, qui n’étaient ni prophètes, ni zélotes, ni sectateurs plus ou moins fanatiques d’un royaume de Dieu. Le peuple juif est à la fois le peuple le plus religieux et celui qui a eu la religion la plus simple. C’est le peuple de Dieu, et ce n’est pas sans raison que l’antiquité l’appela le peuple athée[1]. L’Ecclésiaste ne nous montre aucun pouvoir dogmatique établi, aucun catéchisme religieux, pas de prêtres enseignans, nulle idée de prophètes. Craindre, c’est-à-dire respecter Dieu, voilà tout ; le reste n’est qu’erreur d’esprits étroits, méconnaissance des rapports de l’homme avec l’Éternel.

C’est la gloire du peuple d’Israël d’avoir le premier aperçu la vanité de la superstition et des chimères religieuses. Dès une époque qu’on ne peut calculer, l’ancêtre des Israélites a vu la folie de l’idolâtrie,

  1. Judæa gens contumelia numinum insignis. (Pline, Hist. nat., XIII, 4. (9).)