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Page:Revue des Deux Mondes - 1882 - tome 49.djvu/756

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amer contresens ! Autant vaudrait tourner Béranger en homélie ou mettre les sermons de Bossuet en madrigaux.


VII.

En somme, le livre Cohélet, tel qu’il sort des vigoureuses serres de la critique moderne, est un des ouvrages les plus charmans que nous ait légués l’antiquité. Le plan a le défaut de toutes les fictions juives. Il n’est pas bâti d’une manière assez ferme. Le parti général du livre, cette façon de dérouler la confession d’un vieux roi dégoûté de la vie pour amener par toutes les voies la conclusion : « Tout est vanité, » est indiqué avec un rare bonheur; il n’est pas suivi avec assez de persistance. L’auteur se perd en des réflexions dont on ne voit pas le lien avec le thème principal. Comme dans le livre de Job, il faut y mettre de la complaisance pour ramener à l’unité cette divagation sans frein. Le manque d’unité est aussi le défaut qu’on trouve au plus haut degré dans le Cantique des cantiques. Seuls, les Grecs ont su créer des œuvres logiques, parfaitement suivies, conséquentes avec elles-mêmes. Le simplex duntaxat et unum est la découverte du génie grec. Chaque composition hellénique est comme un temple où toutes les parties sont des fonctions les unes des autres, si bien qu’on peut restituer le tout avec une seule de ses parties. Certes, il n’en est pas ainsi du Cohélet. Des chapitres entiers pourraient être retranchés sans que le tout en souffrît.

La philosophie de l’auteur n’est pas non plus très rigoureusement enchaînée. La conséquence de ses prémisses devrait être l’impiété. Théodore de Cyrène, qui a tant de rapports avec lui, conclut, en effet, à l’athéisme. Mais l’inconséquence de Cohélet a quelque chose de touchant. Aux deux ou trois endroits où l’on croirait qu’il va s’enfoncer dans le pur matérialisme, il se relève tout à coup par un accent élevé. Cette façon de philosopher est la vraie. On ne fera jamais taire les objections du matérialisme. Il n’y a pas d’exemple qu’une pensée, un sentiment, se soient produits sans cerveau ou avec un cerveau en décomposition. D’un autre côté, l’homme n’arrivera point à se persuader que sa destinée soit semblable à celle de l’animal. Même quand cela sera démontré, on ne le croira pas. C’est ce qui doit nous rassurer à penser librement. Les croyances nécessaires sont au-dessus de toute atteinte. L’humanité ne nous écoutera que dans la mesure où nos systèmes conviendront à ses devoirs et à ses instincts. Disons ce que nous pensons; la femme n’en continuera pas moins sa joyeuse cantilène, l’enfant n’en deviendra pas plus soucieux ni la jeunesse moins enivrée ; l’homme vertueux restera vertueux ; la carmélite continuera à macérer sa chair,