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du passé. Il n’est pas porté à l’étudier, comme l’historien anglais à suivre le développement de la vie nationale anglaise, souvent hâté par des crises terribles, mais jamais interrompu. L’Angleterre s’enorgueillit de s’appeler la vieille Angleterre; vieille France est presque une injure : cela marque la différence.

Pourtant cette disposition de l’esprit public n’est point l’obstacle principal à l’activité du travail historique dans notre pays. Il y a un apprentissage à la profession d’historien. Sans doute, la règle principale de la méthode, — ce n’est point la plus facile, — est de n’être point sot, et la culture d’un esprit bien doué à sa naissance donne à l’historien ses qualités maîtresses : encore faut-il qu’il sache lire les documens, en vérifier l’authenticité, la date; qu’il ait acquis de vastes connaissances générales. Où donc se fait en France l’apprentissage de l’historien? Nulle part, si l’on met de côté pour un moment l’École normale, celles des chartes et des hautes études.

Dans les pays allemands et scandinaves, la plupart des historiens sont des professeurs d’histoire, qui ont fait des études dans les universités. Les meilleurs d’entre eux demeurent attachés aux universités ; ils y enseignent et ils y travaillent ; mais ceux qui professent dans les gymnases sont capables de faire des recherches personnelles et de fournir leur contingent à cette œuvre commune dont l’immensité nous confond, nous qui faisons et pouvons si peu de chose. Chez nous, en effet, il n’y a presque pas d’historiens parmi les professeurs d’histoire, par la raison que la grande majorité d’entre eux n’a pas reçu d’éducation historique. Aujourd’hui encore beaucoup de professeurs débutent avec le titre de bachelier; et, si modeste que soit son titre, le bachelier candidat à quelque chaire de collège est un maître Jacques réputé propre à toutes besognes. Le ministre ou le recteur fera de lui un historien, un grammairien ou bien un philosophe, selon les besoins du service. Le bachelier passera licencié s’il est ambitieux et laborieux; mais la licence, jusqu’à la réforme dont il sera parlé tout à l’heure, était un examen tout littéraire; on n’y tenait point compte de telle ou telle spécialité d’études, et le licencié, comme le bachelier, attendait sa vocation de l’autorité administrative. J’en ai vu un, l’an dernier, qui, après avoir quitté l’Université pour courir après la fortune qu’elle n’a pas coutume de donner, y voulait rentrer et se préparer à l’agrégation de grammaire. On lui offrit une chaire d’histoire : « Je ne sais pas, vint-il me dire, un mot d’histoire. » Je l’engageai à se récuser, à patienter, mais sa famille attendait du pain. Heureusement, on lui trouva une classe de grammaire ; il avait acheté déjà des manuels et se disposait à apprendre son histoire en chemin de fer.

L’anecdote paraît invraisemblable, et l’on voudrait croire que c’est