Page:Revue des Deux Mondes - 1882 - tome 49.djvu/927

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

L’indigène algérien, notamment, apprend vite le français, parce que son caractère gai et léger sympathise avec le nôtre, et il parle notre langue avec un très bon accent, parce que le français est homotone, comme les idiomes barbaresques ; en effet, il est aussi difficile aux indigènes qu’aux Français mêmes d’accentuer les paroxytons et les proparoxytons de l’espagnol et de l’italien. Cependant, au prétoire, on voit fréquemment de ces gens, réputés dans le pays comme beaux parleurs en notre langue, requérir l’aide de l’interprète, et ce n’est pas aux vieux magistrats qu’il serait nécessaire de rappeler l’empressement avec lequel presque tout justiciable, francisé de langage en apparence, se refuse à parler autrement que dans son idiome natal.

Il faut donc des interprètes, et il en faut beaucoup dans notre Babel algérienne. Encore n’est-il pas inutile de signaler le danger d’employer pour cet objet les polyglottes, qui, sauf de brillantes exceptions, ressemblent trop à ces appareils compliqués, savamment agencés à plusieurs fins, dont on ne peut tirer aucun résultat pratique. L’idée moderne est à la spécialisation. On peut savoir superficiellement plusieurs langues, et il est même impossible, sans connaître plusieurs grammaires et, partiellement, plusieurs vocabulaires, de se pénétrer des lois de la linguistique, sans lesquelles toute comparaison entre deux idiomes et, par conséquent, toute interprétation est à peine possible. Mais de là à connaître pratiquement plus de deux ou trois langues, fussent-elles de la même famille, il y a loin.

Je ne serais pas éloigné de poser en principe que toute langue doit être interprétée oralement par un homme qui la parle de naissance, ou dont elle soit la langue la plus usuelle, celle dans laquelle il pense, dans laquelle il compte. En effet, quiconque a appris une langue étrangère sait qu’on apprend d’abord à parler, puis à comprendre les autres. Parler est relativement facile, car on est toujours libre d’éviter un mot, une tournure que l’on ignore ; mais quand cette tournure, ce mot, sont employés par autrui, il n’y a plus à reculer devant eux ; on pouvait parler, on ne peut plus comprendre sans les connaître. Combien peu d’interprètes français sont capables de saisir au vol une conversation rapide entre indigènes ! C’est pourtant l’essentiel, car l’interprète a tout le temps pour rendre ensuite sa pensée en français et se faire comprendre du magistrat. L’important, c’est que celui-ci puisse être sûr que son interprète a compris ; à lui ensuite, avec un peu d’usage, de recueillir cette pensée qu’il sait juste et de la démêler d’un langage plus ou moins correct qu’il apprécie du moins directement. Le magistrat voit vite s’il n’a pas compris son interprète parlant en français ou n’a pas été compris de lui, tandis qu’il lui est impossible de deviner si l’interprète n’a pas fait fausse route dans le dialogue étranger.

Ceci nous amène à étudier les qualités nécessaires au bon interprète