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Page:Revue des Deux Mondes - 1882 - tome 49.djvu/928

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judiciaire, et, pour nous occuper de la classe la plus importante, nous essaierons de dire à quelles conditions doivent satisfaire les fonctionnaires qui interprètent les langues parlées par les indigènes algériens, puisque la loi en prescrit la présence constante auprès de tout magistrat.

Dans l’organisation actuelle, tout interprète judiciaire exerce deux genres de fonctions bien distincts. D’abord il assiste les magistrats aux audiences et dans les informations judiciaires, et ensuite il traduit par écrit, soit de l’arabe en français, soit du français en arabe[1]. Il joue ainsi tour à tour deux rôles bien différens.

Le voici d’abord parleur vif, agile, mimant toute expression, lisant un sens incomplet sur des lèvres embarrassées, remuant et réveillant son auditeur indigène par une variation continuelle de ton et de geste, devinant à demi-mot le juge, dont les mêmes questions reviennent souvent et se formulent en un langage technique, obscur à force de concision pour qui l’ignore. Voyez ce singulier personnage, jonglant avec les mots, l’oreille tendue vers la fin d’une phrase que sa bouche a déjà commencé à traduire, presque toujours incorrect, commettant des gallicismes en arabe et des arabismes en français, mais enfin marchant, courant, arrivant, parce qu’il faut arriver vite, qu’il y a là, sur la table du juge, un énorme dossier d’affaires à instruire, que les lettres de rappel pleuvent du parquet, les commissions rogatoires de la chambre d’instruction et que les Bédouins continuent à se voler, s’empoigner, se bâtonner et s’entre-tuer dans les douars. Puis, tout à coup, sans changer de tête, ni même de vêtemens, le voilà, nouveau maître Jacques, un personnage tout l’opposé du premier, un savant froid et minutieux, appréciant la valeur de l’épithète rhétorique et de l’épithète logique, pesant les synonymes au milligramme et mesurant les nuances douteuses du verbe sémite, qui a conservé un caractère du mot-racine des langues monosyllabiques et remplace souvent la flexion modale et temporelle des langues indo-européennes par la valeur de position[2]. Celui qui lisait dans les yeux, il y a dix minutes, déchiffre à présent les vieux parchemins à l’aide d’une loupe ; il était presbyte et le voici myope ; le même œil a dû apprécier la position de dix combattans à la portée télescopique des yeux arabes, et doit maintenant juger si cinq points diacritiques appartiennent à deux, trois ou quatre caractères, ou s’ils ne proviennent pas en tout ou partie du crachement de la plume de roseau.

  1. Les Berbers, sauf les Touareg, qui vivent dans le Sahara, n’écrivent qu’en arabe.
  2. La flexion caractéristique des trois seuls modes du verbe arabe et des deux voix, passive et active, consiste presque entièrement en voyelles qui ne s’écrivent pas, et ce même verbe n’a que deux temps qui se prennent très souvent l’un pour l’autre.