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solution, quoique bizarre à première apparence, et même paradoxale, fût cependant la bonne. Car n’est-on pas tenté de penser, quand on les lit de près, que ceux qui parlent tant de nature et de vérité sont précisément ceux qui s’éloignent le plus de la nature et de la vérité? qu’ils se servent du mot de naturalisme comme d’un mot de passe, qu’on emploierait sans le comprendre, uniquement parce qu’il donne accès dans une coterie d’admiration mutuelle? et qu’enfin la doctrine, puisque doctrine il y a, ce que j’accorde, n’a justement contre elle que les œuvres qu’elle a produites et les écrivains qui les ont signées? Si les romans de M. de Goncourt étaient des romans naturalistes, il n’y aurait assurément qu’une voix pour condamner le naturalisme; mais ce ne sont pas des romans naturalistes; et quoi qu’il en puisse être de M. de Goncourt, c’est incontestablement bien heureux pour le naturalisme.

Et d’abord, comment voudriez-vous que l’on atteignît le naturel et que l’on rencontrât la vérité, quand on écrit comme il écrit; plus attentif aux mots qu’aux choses, toujours préoccupé de quelque effet de style et de tout temps moins soucieux de voir juste que de renverser la tournure, ou (c’est un mot qui fort à point nous vient de lui) de piquer l’adjectif d’une manière qui se croit nouvelle, inimitable, unique? Un styliste, voilà ce qu’il est, avant tout, par-dessus tout, voilà du moins ce qu’il veut être. Malheureusement, un styliste, à quelque école d’ailleurs qu’il appartienne, — et il y en a de bien des écoles, y compris celle de l’incorrection et du faux goût (qui n’est pas la moins nombreuse), — un styliste est un homme qui croit que la parole nous a été donnée pour elle-même; que les mots, indépendamment de l’idée qu’ils servent à traduire, ont une valeur intrinsèque; et que, si l’arrangement extérieur en est neuf, imprévu, surprenant, pour ne pas dire funambulesque, il importe après cela bien peu qu’ils recouvrent une pensée juste ou fausse, ou même, si besoin est, qu’ils n’en recouvrent aucune. On voit la conséquence : elle est inévitable. Car, que l’on sacrifie, comme nos anciens rhéteurs, à des effets oratoires, effets d’emphase et d’harmonie, ou, comme nos stylistes modernes, à des effets pittoresques, effets de couleur et de rendu, c’est tout un, puisque, dans l’un et dans l’autre cas, c’est la façon qui va devant, la pensée qui vient derrière, et la forme emporte le fond. On ne saurait trop le redire, et comme toutes les choses qui vont sans dire, cela va bien mieux encore en le disant : la littérature n’est pas de la musique, mais elle n’est pas non plus de la peinture. Je souhaiterais que de mieux doués que M. de Goncourt y prêtassent un peu plus d’attention. C’est en effet par où, s’ils n’y prennent garde, ils s’égareront, eux aussi. Car déjà c’est ainsi qu’à mesure qu’ils prennent leurs sujets plus au vif de la réalité contemporaine, ils s’éloignent pourtant de cette réalité même, à peu près comme des peintres qui