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Page:Revue des Deux Mondes - 1882 - tome 50.djvu/192

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Van Dyck avait-il perdu sa fortune ? Avait-il avantagé ses autres enfans ? Il ne semble avoir laissé à Antoine, en fait d’héritage, que la charge de peindre un tableau, le Christ en croix[1], pour les dominicains qui l’avaient soigné dans sa dernière maladie. Antoine, selon les apparences, n’aurait même exécuté que tardivement et d’assez mauvaise grâce les dernières volontés de son père. Il était en proie à plus d’un souci. S’il avait pu rêver, dans les enivremens de Gênes, un palais de marbre, plein de bruits de fêtes, regorgeant de serviteurs, d’élèves, de nobles invités, dressant ses colonnades superbes en face du luxueux palais de Rubens, il se trouvait, pour lors, fort déçu dans ses ambitions. Ses anciens camarades, parmi lesquels se trouvaient sans doute quelques-uns des Romains qu’il avait blessés par son luxe, se montrèrent, à l’abord, assez mal disposés pour lui ; on se tint sur la défensive comme on avait fait pour Rubens lui-même une vingtaine d’années auparavant. On contesta son talent, on le rabaissa devant ses maîtres, on le compara à ses condisciples, on le déclara dessinateur lâche et flottant à côté de Crayer, coloriste timide à côté de Jordaens, en définitive homme d’invention pauvre et, comme compositeur, inférieur à tous. Il ne trouva pour établir son atelier que de grandes salles froides et nues, dans un entrepôt de la ligue hanséatique ; il en garnit les murs avec les tableaux du Titien qu’il avait achetés en Italie et les nombreuses copies d’après les maîtres vénitiens qu’il en avait rapportées. Là il attendit les commandes qui ne venaient guère.

Tout se réunissait d’ailleurs pour aigrir dans son âme cette nostalgie du ciel italien à laquelle échappent peu d’artistes et qui avait autrefois si profondément accablé Rubens à son retour. A la tristesse de la lumière s’ajoutait la tristesse des choses. Sur le grand quai d’Anvers, ruiné par de longues guerres, Van Dyck cherchait en vain la gaîté active et le mouvement pittoresque du port de Gênes. La vieille cité était encore mal remise des saccages que les Espagnols lui avaient fait subir et des épouvantes que lui avait imposées l’inquisition. Partout des magasins transformés en couvens, partout de longs murs silencieux s’élevant à la place des chantiers bruyans, partout les corporations d’arts et métiers remplacées par d’innombrables confréries de toute couleur, se multipliant sous l’impulsion des jésuites. Le silence de la paix avait

  1. Ce tableau est aujourd’hui au musée d’Anvers (no 401). François Van Dyck était mort en 1622. Antoine ne livra la toile qu’en 1629. La composition est un peu vide et l’exécution lâchée. Sur une grosse pierre, au pied de la croix, on lit : Ne patris sui manibus terra gravis esset, hoc saxum cruci advolvebat et huic loco donabat Antonius Van Dyck. M. Michlels voit dans les termes ambigus de cette inscription la confirmation du peu d’ardeur que le peintre, selon la tradition, aurait mis à faire cette toile.