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Page:Revue des Deux Mondes - 1882 - tome 50.djvu/222

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Les nouveaux émancipés doivent en convenir, ils ont manqué de prudence et de circonspection. Ils ont donné libre carrière à leur esprit d’entreprise et d’intrigue, ils se sont mêlés de trop d’affaires, ils ont mené trop grand bruit, ils ont trop fait parler d’eux. Ils s’étaient emparés de la direction du parti libéral, auquel ils ont fourni quelques-uns de ses chefs et la plupart de ses opinions. Les changemens que ce parti a introduits dans la législation ont tourné à leur plus grand avantage, et ils n’en ont point fait mystère. On aurait pu croire que l’empire allemand avait été créé pour leur usage et à leur profit, qu’ils le considéraient comme leur bien, comme leur métairie. Ces opprimés, à peine affranchis de leurs antiques sujétions, se sont mis à parler en maîtres, et leurs convoitises ne se refusaient rien. Il leur semblait que l’huître était bonne, et ils se sont persuadé sans peine que leur destinée était de la manger, que les chrétiens avaient droit tout au plus aux écailles. Bref, ils ont eu le verbe haut, l’insolence du succès et de l’appétit, et un de leurs ennemis a pu dire « que l’Allemagne était en danger de devenir une Palestine sans palmiers. » Ils ont pris aussi trop de plaisir à satisfaire leurs rancunes et leurs haines. Ils ont joué un rôle trop apparent dans toute la campagne du Culturkampf, qui, à proprement parler, ne les regardait pas. Ils ont approuvé et voté avec trop d’allégresse les mesures et les poursuites qui étaient de nature non-seulement à chagriner Rome, mais à inquiéter les orthodoxes protestans. Ils se sont appliqués à brouiller les cartes, à envenimer la querelle, à souffler le feu, à répandre du vinaigre sur de cuisantes blessures. Aussi n’ont-ils pu s’en prendre qu’à eux-mêmes au jour des représailles, et un prédicateur de la cour a eu le droit de leur dire : « Vous vous occupez beaucoup de nos affaires, souffrez que nous nous mêlions un peu des vôtres. » Les intempérances de la haine se paient tôt ou tard, et le bonheur se trouve toujours bien d’avoir une contenance modeste.

Ce qui a dû les consoler de toutes les sottises qu’on leur a dites, des avanies qu’on leur a prodiguées, c’est que leurs ennemis ont gâté leur cause en ne gardant aucune mesure et se sont discrédités par des emportemens, par des violences de polémique tout à fait compromettantes. Quiconque a suivi avec quelque attention les controverses passionnées auxquelles la question des juifs a donné lieu, quiconque, surmontant son dégoût et son écœurement, a pris sur lui de lire ces virulens réquisitoires où le ridicule le disputait souvent à l’odieux, a pu constater à quel point le règne des idées libérales est encore incertain et précaire en Allemagne, combien elles y sont mal assurées contre les accidens, avec quelle facilité on remet en discussion dans ce pays de forte culture des principes qui partout ailleurs semblent acquis à jamais. L’Allemand qui raisonne est le plus raisonnable des hommes, l’Allemand qui a l’esprit de travers a l’impudeur de la déraison, et quand d’aventure il n’aime pas les juifs, il lui en coûte