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Page:Revue des Deux Mondes - 1882 - tome 50.djvu/225

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d’intrigans, de pleutres ou de plagiaires. Cet homme, d’un profond savoir, manque absolument d’aménité. Il a fini par s’attaquer aux juifs, il les a rudement malmenés. Ils auront peine à se laver de tous les crimes qu’il leur impute, ils n’étaient jamais tombés dans des mains si redoutables[1].

Il les accuse d’être d’un bout du monde à l’autre les courtiers du vice, l’agent le plus actif de la décadence des nations. Dès qu’un peuple commence à se gâter, nous dit-il, les juifs s’y mettent et exploitent sa maladie, dont ils font leur profit et leur bonheur. La corruption est leur élément ; les peuples en meurent, les juifs en vivent. M. Dühring, comme M. le pasteur Stocker, est fermement convaincu que c’en serait fait de l’Allemagne et de toutes ses vertus héréditaires ou acquises si elle ne s’occupait au plus tôt, toute affaire cessante, de mettre un terme aux envahissemens d’Israël, de réprimer ses entreprises, de combattre la dépravation qu’il répand partout autour de lui. Qu’on ne lui dise pas que les vices qu’il reproche à cette race maudite sont la suite de la longue oppression sous laquelle elle a gémi. Il tient que les persécuteurs d’Israël ont exercé les droits d’une légitime défense, que leur seul tort est d’avoir été malavisés dans le choix des moyens, de n’avoir pas su trouver les bons remèdes. Il cite Voltaire à ce propos ; il oublie que ce même Voltaire disait aux juifs : « Nous vous avons pendus entre deux chiens pendant des siècles ; nous vous avons arraché les dents pour vous forcer à nous donner votre argent ; nous vous avons chassés plusieurs fois par avarice, et nous vous avons rappelés par avarice et par bêtise ; nous vous faisons payer encore dans plus d’une ville la liberté de respirer l’air ; nous vous avons sacrifiés à Dieu dans plus d’un royaume ; nous vous avons brûlés en holocauste. Vous fûtes des monstres de cruauté et de fanatisme en Palestine, nous l’avons été dans notre Europe. Oublions tout cela, mes amis. » M. Dühring n’est pas homme à goûter cette conclusion. Tout philosophe qu’il soit, il a des haines de prêtre et ressemble à ces bouledogues qui ne peuvent lâcher prise une fois qu’ils ont mordu ; ils ne quittent plus le morceau, ils y laisseraient plutôt leurs dents.

Qu’on n’essaie pas non plus de lui représenter que les pécheurs viennent quelquefois à résipiscence, qu’à force de soins et d’engrais, certains arbres malades unissent par guérir et par donner de bons fruits, que les juifs finiront, eux aussi, par s’amender, qu’à la longue la vertueuse Allemagne leur inoculera l’amour du bien et du devoir, cette sévère et rigide probité qui fut dans tous les temps son partage, que ce précieux levain mêlé à une masse impure ne peut manquer de la sanctifier. M. Dühring a décidé dans sa profonde sagesse que, quoi qu’on fasse et quoi qu’on dise, les juifs ne seront jamais dignes d’être

  1. Die Judenfrage, von Dr. E. Duhring ; Karlsruhe und Leipzig, 1881.