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Page:Revue des Deux Mondes - 1882 - tome 50.djvu/265

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malheureusement, la bonne harmonie était déjà troublée. Belle-Isle, toujours ardent, était pressé de profiter de l’avantage et croyait possible de jeter par une poursuite hardie Lobkowitz hors de Bohême. Broglie, toujours plus prudent, et les yeux fixés sur le point noir qui cachait à l’horizon les mouvemens de l’armée du prince Charles, craignait de s’avancer sans précaution contre un ennemi qui, d’un moment à l’autre, pouvait voir doubler ses forces par une jonction toujours menaçante. Belle-Isle répondait qu’en ce cas, si l’on ne voulait pas avancer, il fallait reculer, rentrer dans les positions sûres qu’on avait quittées la veille, et abandonner le terrain du champ de bataille, où l’on ne pourrait se maintenir contre l’éventualité même dont Broglie était préoccupé. Broglie, au contraire, croyait pouvoir y faire station au moins le temps nécessaire pour apprendre sur quel appui il devait compter de la part de l’armée prussienne. Sur ce point, comme on verra, l’événement lui donna tort[1].

Aussi mécontent de la situation qu’il laissait derrière lui qu’inquiet de celle qu’il allait trouver, Belle-Isle se mit en route pour le camp prussien. A chaque pas qu’il faisait, ses perplexités devenaient plus grandes. Il apprit en effet que, loin de se mettre en mesure de poursuivre le prince Charles, Frédéric, sous prétexte que ses troupes avaient besoin de repos et manquaient de subsistances, les dispersait dans des cantonnemens tout le long de la petite rivière de la Sasawa. On ne pouvait dire plus éloquemment au prince qu’il était libre d’agir à sa convenance et que, pourvu qu’il laissât les Prussiens tranquilles, aucun de ses mouvemens ne serait gêné. Belle-Isle arriva donc au camp de Kuttenberg, l’esprit rempli des soupçons les plus fâcheux.

Les procédés de Frédéric nous sont maintenant trop connus après l’exposé minutieux et (je le crains bien) un peu monotone que j’ai dû en faire, pour qu’il soit besoin de dire que ces soupçons étaient pleinement fondés. Je ne voudrais pas jurer que dans la soirée qui suivit sa victoire, Frédéric n’eût pas été tenté de la rendre plus complète et plus éclatante encore en achevant, de concert avec la France, l’humiliation de Marie-Thérèse, et c’était même l’avis du prudent Podewils, qui conseillait timidement de profiter de l’occasion pour délivrer une fois pour toutes la Prusse du voisinage toujours dangereux de l’Autriche en Bohême. Mais cette tentation de rester fidèle et loyal, si elle traversa l’esprit de Frédéric, n’y dura guère, car, dès le

  1. Mémoires de Valori, t. I, p. 158, 180. Correspondance de Belle-Isle et de Valori, passim. — Broglie à Fleury, 15 mai, 1er juin, 4 juin 1742. (Ministère de la guerre.) — Mémoires du duc de Luynes, t. II, p. 177 et 183.