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a quelque chose de plus pénétrant et de plus caractérisé. C’est pour ce motif que, sauf une légère exception, il n’use que d’une seule sorte de vers, l’hexamètre dactylique, et que, dans ses mains, le puissant et riche instrument de l’épopée réduit ses effets à celui d’une césure, qui a pris le nom de bucolique parce que chez lui elle se reproduit presque constamment, et dont l’abus suffira pour déprécier l’épopée d’Apollonius, tant elle appartient en propre à l’œuvre de Théocrite ! C’est enfin pour cette raison que, dans ses petites compositions, les procédés de développement et ce qui fait en général l’élégance du style rentrent dans un même système de répétition symétrique. Reproductions ou concordances exactes de rythmes, d’harmonies, de tours et d’expressions ; dans les couplets alternés, correspondances ou oppositions d’idées et d’images ; dans les séries de périodes égales, retours réguliers des mêmes refrains : tels sont les moyens de cet art nouveau qu’inaugure le poète de Syracuse. Ils ne sont pas sans quelque rapport avec les formes de notre ballade du xvie siècle ou de la chanson moderne.

Théocrite en est l’inventeur ; c’est-à-dire, comme il arrive dans les inventions de cette sorte, c’est lui qui leur a donné l’existence littéraire. Il en a trouvé le principe dans les mœurs naturellement poétiques des bergers grecs et siciliens ; c’est là qu’il a pris ces grâces naïves et ces procédés, nés sans doute de l’improvisation, qui, entre ses mains habiles, sont devenus les caractères propres d’un genre vraiment constitué, en pleine possession de ses ressources et de ses effets. N’oublions pas d’ajouter qu’en achevant de façonner à son usage ces formes convenues, cet excellent artiste les assouplit et reste libre en s’y enfermant. S’il a moins de richesse et de science que les lyriques, auxquels il se rattache par certains côtés, il a plus d’abandon. Son travail ressemble à celui des habiles ciseleurs dont la main, en traçant avec netteté les lignes régulières de simples volutes ou même de figures symétriques, communique au bois ou au métal un principe de souplesse et de liberté. L’enveloppe poétique s’adapte donc bien aux formes particulières de son esprit ; et dans ces œuvres à contours étroits, il se montre lui-même tout entier. C’est dire qu’il déploie des mérites de premier ordre. Presque constamment la justesse du trait, la force pénétrante de l’expression, qui en un instant charme, émeut ou peint, la vivacité du tour et la puissante franchise de l’effet captivent le lecteur. Ce sont, dans un genre inférieur, les grandes qualités de la poésie antique ; et c’est pour cela que, si Théocrite, par son temps et la nature de ses œuvres, se placé à la fin de la période classique, on ne peut cependant lui faire franchir le seuil de la décadence. C’est encore un maître ; il vient le dernier, si l’on veut, dans la phalange sacrée des maîtres de l’art grec, mais il y est admis et marche avec elle.