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deux autres genres de composition que Théocrite marque le plus son originalité et se montre supérieur.

Ses mimes, imitations poétiques des petites pièces en prose écrites un siècle et demi auparavant par les Syracusains Sophron et Xénarque, sont, comme elles, des scènes de mœurs qu’anime un sentiment spirituel de la vie. Ils prennent des personnages de condition modeste et donnent, avec leur tour d’esprit et leur langage, une expression naïve de leurs habitudes, de leurs idées et de leurs passions. Pour rappeler ce que Théocrite peut y mettre de verve et d’émotion passionnée, il suffit de citer les Syracusaines et les Magiciennes. Dans ce genre, une jolie pièce que Saint-Marc Girardin a pris plaisir à étudier et qui est bien de l’école de Théocrite, sinon de la main du maître, met en scène un berger dédaigné par une courtisane de la ville. On pourrait la prendre pour une transition des mimes aux poèmes champêtres, si nous ne savions, au moins par des titres, que les mimes de Sophron admettaient déjà des personnages de la campagne.

En fait, les poèmes champêtres, les seuls dont nous voulions nous occuper ici et ceux sur lesquels s’est principalement fondée la gloire de leur auteur, ont un rapport marqué avec les mimes, parce qu’ils sont, dans une certaine mesure, dramatiques. C’est même ce caractère qui a le plus contribué à les constituer comme un genre à part ; c’est surtout ce qui les distingue des peintures de la nature et de la vie rustique auxquelles la poésie grecque s’est complu avant et après lui.

Dès Hésiode, elle aimait à fixer dans de petits tableaux les aspects de la nature champêtre et les impressions douces et violentes qu’éprouvent ceux qui vivent au milieu d’elle. Lisez dans les Travaux et les Jours la description de l’âpre mois lénæon, ou plutôt le joli tableau qui succède au petit développement sur les ardeurs de l’été, la saison où le chardon fleurit, où Sirius rend la tête brûlante, épuise la force des genoux, dessèche la peau :

« Puissé-je alors avoir l’ombre d’un rocher, du vin de Biblos, un pain au lait nouvellement trait, du lait de chèvres qui ne nourrissent plus, de la chair d’une génisse qui n’a pas encore été mère et des chevreaux nés les premiers ! Puissé-je boire du vin noir, assis à l’ombre, le cœur bien rassasié de nourriture, le visage tourné vers le souffle vif de Zéphyre, en face du courant intarissable d’une source limpide !… »

Que dites-vous de ces recherches de sensualité rustique dans ce joli coin de paysage ? C’est déjà presque l’idylle grecque ; c’est ce mélange de peinture et de sensations qui en formera le fond, et ce premier modèle ne sera pas perdu pour Théocrite, qui l’imitera