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Page:Revue des Deux Mondes - 1882 - tome 50.djvu/30

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son heureuse aventure de Prague, donnaient à sa parole une autorité qui pouvait lutter avec celle de Frédéric. Celui-ci répondit point par point, faisant en quelque sorte, dit-il, le vendeur d’orviétan et débitant sa marchandise le mieux possible. Dans le cours de la discussion il lui échappa de dire que l’on voyait bien, dans les difficultés qui lui étaient faites, l’esprit du maréchal de Broglie, toujours prêt à prendre le parti de l’inaction et de la retraite. Maurice le releva très vivement. — « Je ne sais, dit-il, d’où vient cette idée. A Pisek, il y a peu de jours, le maréchal a été seul à tenir ferme quand tout le monde voulait lâcher, et c’est un véritable homme de guerre. » Frédéric, très contrarié, se retourna vers les envoyés français. « Et vous, messieurs, dit-il, qu’en pensez-vous ? N’êtes-vous pas de mon sentiment ? » — Valori ne disait mot. Desalleurs, moins intimidé, répliqua : — « Je pense, sire, que M. le maréchal saura mieux exécuter les ordres du roi dont il reconnaît les talens, qu’il n’a su le recevoir quand il a eu le malheur de le méconnaître. » Le débat se prolongeait sans conclure, quand on vint avertir le roi de Pologne qu’on l’attendait pour l’opéra qui allait commencer et où devait paraître une chanteuse italienne célèbre, la Faustine, qu’il avait fait venir pour la circonstance. La séance fut levée pour cet important motif et renvoyée au lendemain matin.

Frédéric se prêta à ce retard en souriant et même se déguisa de bonne grâce le soir pour danser au bal masqué qui suivit le spectacle. Il a, depuis lors, raconté que le délai lui convenait, parce que dès le lendemain matin il en profita pour s’adresser au véritable directeur non-seulement de la conscience, mais de la politique d’Auguste, au père Guarini, à qui il déclara qu’il ne voulait rien tenir que de sa main : « L’Italien, dit-il, flatté dans son orgueil, triompha sans peine des scrupules de son pénitent. » Que Guarini ait été consulté par Auguste, c’était l’ordinaire, et c’est possible. Mais en tout cas, il ne céda qu’à une raison qui aurait fait effet sur d’autres esprits encore que celui d’un moine. Ce fut le marché mis à la main par Frédéric avec une résolution qui ne souffrait pas de réplique. C’était à prendre ou à laisser. « Après tout, dit-il, pour ma part, j’ai déjà ce qui me convient et ce qui me suffit, et je ne me bats plus pour les autres, c’est à ceux qui veulent la Moravie à la prendre. » Chacun plia devant la nécessité, sauf Maurice qui insistait toujours sur la difficulté des subsistances et affirmait que l’intendant de l’armée française, M. de Séchelles, qui séjournait à Prague, serait hors d’état de pourvoir aux réquisitions qui lui seraient faites. « C’est ce que j’irai voir moi-même, » dit Frédéric. Et dès le jour suivant, il partit pour Prague en ramenant à sa suite Valori tout éperdu[1].

  1. Valori, Mémoires, t. I, p. 138, 140. — Frédéric, Histoire de mon temps, chap. V. — Desalleurs à Amelot, 20 janvier. (Corr. de Saxe. — Ministère des affaires étrangères.) — Valori à Séchelles. (Ministère de la guerre, 19 janvier 1742.) — Droysen, t. I, p. 394, 395. — Ces divers récits de la conférence de Dresde diffèrent sur plus d’un point. M. Droysen les a combinés d’une manière assez heureuse et à laquelle je me suis habituellement conformé.