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a inspiré à Fontenelle la moitié vraie de cette théorie qui fait consister l’églogue dans « la conciliation des deux passions les plus fortes de l’homme, la paresse et l’amour. » Il n’a pas tort de dire, dans son langage peu poétique, que la vie pastorale, la plus paresseuse de toutes, convient le mieux à l’églogue. Les bergers, dans le calme de la nature, avaient le loisir d’en sentir la pénétrante influence ; ils étaient sollicités à la rêverie et à un certain mouvement d’imagination ; leurs mains libres pouvaient tenir la flûte, et elles le firent de très bonne heure, car Homère nous montre déjà deux bergers se charmant eux-mêmes avec leurs syrinx, pendant qu’ils suivent leurs troupeaux de bœufs et de moutons. C’est en Sicile que cette habitude naturelle prit la forme la plus déterminée, en même temps que naquirent et se formèrent des légendes pastorales d’un admirable caractère.

On raconte que dans les villes de Tyndaris et de Syracuse se développa une coutume liée au culte dorien, peut-être d’origine lacédémonienne, d’Artémis Fakélitis. Pendant la fête de la déesse, les bergers, venus de la plaine ou de la montagne, engageaient sous son patronage des luttes poétiques. On ajoute qu’ils se formaient en troupes, sous le nom de bucolistes, et qu’ils s’en allaient par la Sicile, et même l’Italie méridionale, répandre leurs chansons pour gagner renom et profit. Voilà l’origine populaire du chant bucolique, du bucoliasme, qui emprunte son nom aux bouviers, les plus riches et les premiers parmi les pasteurs. Diodore nous dit que de son temps cet usage existait encore et qu’il était toujours en faveur. En quoi consistaient ces chansons de bergers ? qu’était-ce que le talent des artistes, musiciens, chanteurs ou poètes ? quel était le rôle de la mémoire et celui de l’improvisation ? Il n’y a guère à chercher de réponses précises. Tout ce qu’on peut dire, c’est que sans doute la science naïve des pasteurs siciliens, tout en se perfectionnant par une longue pratique et tout en admettant une certaine variété, resta fidèle à des procédés et à des habitudes qui lui servaient comme de soutiens et la dispensaient de grands efforts d’invention. Un rythme facile fournissait aux idées, simples et courtes, un moule commode ; le vers intercalaire, d’origine sicilienne, nous dit-on, et né de la poésie populaire, ménageait des repos et, par le refrain qu’il formait, coupait le chant en petites strophes ; dans les couplets alternés eux-mêmes, où un chanteur était tenu d’imiter l’autre par l’analogie des idées, des images, du tour et du rythme, cette loi de correspondance ne constituait pas seulement une difficulté à vaincre : les improvisateurs rivaux trouvaient aussi un secours dans ces répétitions qui leur étaient imposées, mais qui présentaient à leur imagination excitée par la lutte des formes toutes prêtes à recevoir l’idée nouvelle.