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plus saine de la cour, à commencer par M. le cardinal, est désabusée des idées magnifiques de M. le maréchal de Belle-Isle et de ses favoris. Cela est exactement vrai ; la ville et les gens non vendus à la cabale pensent de même. Mais les nouvellistes sont pensionnaires et parlent comme on les paie, et nous ne payons personne… Vous avez affaire à deux sortes de personnes : au ministère et au public. Je distingue le public en bavard et en judicieux ; le bavard est contre nous, le judicieux est pour nous. A l’égard du ministère, il est un : il voit clair, vos démarches sont si naturelles et si mesurées, si pleines de candeur et de vérité ; les autres sont si tortillées, si fausses et si présomptueuses que vous n’avez pas plus d’obligation aux ministres de vous protéger que les ministres ne vous savent gré d’agir avec droiture… Soyez donc ferme sans être pétulant ; opposez toujours la droiture à l’artifice et qu’il ne sorte jamais de votre bouche un mot de vivacité ni désobligeant… Servez-vous de l’iniquité pour préparer les voies à la justice, priez Dieu qu’il vous soutienne, offrez-lui vos peines… Salutem ex inimicis nostris et de manu eorum qui oderunt nos[1]. »

Belle-Isle, averti du travail actif qui était fait contre lui, résolut enfin, dans le commencement de mars de venir de sa personne à Versailles plaider sa cause. L’autorisation lui en fut accordée, mais à contre-cœur. Rien ne gêne plus la timidité et l’irrésolution des gens, en puissance que la nécessité d’entendre des explications passionnées et d’y faire des réponses précises. Aussi le premier accueil qui lui fut fait tant par le roi que par le cardinal fut-il gêné, froid et empreint d’un air d’embarras que des spectateurs intéressés pouvaient prendre aisément pour un signe de mécontentement. Il aurait voulu être entendu sur-le-champ. Pour gagner quelques heures et s’épargner une soirée d’ennui, le cardinal répondit qu’il partait pour sa maison de campagne d’Issy et qu’il l’y verrait le lendemain : c’était dire que le roi n’assisterait pas à cette première entrevue. Il n’en fallut pas davantage pour que le bruit de la disgrâce du maréchal courût à l’instant dans tous les couloirs de Versailles, et de là dans les cafés et dans les théâtres de Paris ; à tel point qu’un accident de voiture ayant retardé son retour à son hôtel, le bruit se répandit qu’il était arrêté et envoyé à la Bastille.

Faisant tête à l’orage, il reparut le lendemain la tête haute, disant à tout venant de manière à être entendu même des gens de service, qu’on ferait de lui ce qu’on voudrait, que c’était lui qui ne consentirait pas à retourner en Allemagne si on pouvait douter qu’il possédât encore la confiance entière du roi. L’audience lui fut enfin

  1. L’abbé de Broglie au maréchal, 13, 25 février 1741. (Papiers de famille.)