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accordée et devant tous les ministres ; elle ne dura pas moins de quatre heures. « Ce fut, dit d’Argenson, Gulliver dans le conseil de Lilliput. » Le cardinal aurait bien voulu encore couper court à la conversation et s’en tirer par des politesses vagues et des complimens en l’air. Belle-Isle ne se prêta pas à ce manège et entama, bon gré mal gré, une justification point par point, qui n’était au fond qu’une récrimination mesurée, mais très nette, contre les fautes, les lenteurs, les indécisions de l’administration supérieure dont les chefs étaient présens. « Je fis moi-même, dit-il, toutes les objections que je savais qui m’étaient faites et je mis toute la compagnie au pied du mur. Ce ne fut qu’avec beaucoup de vivacité et d’impatience que M. le cardinal entendit ce que j’avais à dire sur les calomnies du public. » Les ministres, ne sachant pas ce que signifiaient et à qui s’adressaient ces marques de mauvaise humeur, n’osaient trop répliquer. Enfin le cardinal, qui ne pouvait dissimuler son ennui, leva la séance en disant que c’était à celui qui avait conduit toute l’affaire de dire ce qui était nécessaire pour la mener à bien.

Malgré ce présage favorable pour Belle-Isle, l’incertitude dura encore plusieurs jours, pendant lesquels Mme de Mailly, tout émue, tout en larmes, frappait à toutes les portes, se répandant en invectives et en gémissemens contre l’ingratitude des hommes et l’injustice dont un si grand serviteur de l’état était victime. « Tandis que j’étais chez Mme de Luynes, dit Belle-Isle, Mme de Mailly, qui me faisait chercher partout, y accourut à moitié éveillée pour m’embrasser. Il est impossible d’exprimer quel était l’excès de sa vivacité et combien elle parlait hautement à tout venant contre les discours et les discoureurs. » Effectivement elle poussa l’importunité de son zèle jusqu’à forcer l’entrée de la chambre du cardinal, à l’heure habituelle de son repos, au grand désespoir de Barjac, qui essaya vainement de lui barrer le chemin et qui, de la pièce d’attente où il demeurait, entendit ses éclats de voix et surprit même quelques-unes des exclamations qui lui échappaient[1].

Enfin la résolution arrêtée en conseil des ministres, mais subie plus que prise par eux, fut annoncée publiquement. C’était un terme moyen comme tout ce qui émanait de Fleury. Une nouvelle armée allait être dirigée sur le Rhin pour faire évacuer la Bavière ; le commandement en serait confié au maréchal de Broglie, qui dut quitter l’armée de Bohême et laisser Belle-Isle en reprendre la direction. Les deux généraux seraient ainsi séparés sans qu’aucun d’eux pût se plaindre d’être sacrifié ou subordonné à l’autre. Cette disposition avait de plus l’avantage de rapprocher du roi de Prusse celui

  1. Journal de d’Argenson, t. V, p. 6. — Mémoires inédits de Belle-Isle.