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Page:Revue des Deux Mondes - 1882 - tome 50.djvu/442

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religieuse n’aime personne ; à peine peut-on dire que ce soit le goût du monde qui l’entraîne, puisqu’elle n’ignore pas que le couvent est son seul asile et que, sortie de ses murs, elle n’aura que la persécution et l’infortune en perspective. N’importe, une indomptable furie de liberté la possède ; l’idée d’être enfermée à jamais emplit son âme de désespoir et la vie du cloître lui est plus dure que la mort. Sa conduite pourtant n’en souffre point. Fidèle au souvenir et à l’exemple de son ancienne supérieure, elle accomplit tous ses devoirs et les transports de sa douleur passent dans les épanchemens de ses prières. Nature douce, simple, innocente et fervente, que les nonnes ses sœurs chérissent et vénèrent après l’avoir férocement persécutée et qui s’enlève sur ce fond trouble et vicié presque aussi blanche et lumineuse qu’une héroïne de légende. La figure est originale ; on doutera pourtant qu’elle soit vraie. Comment s’expliquer cette folie de liberté chez une jeune fille placée au couvent dès la seizième année, n’ayant depuis fréquenté que des religieuses et des prêtres, et dont l’amour-propre trouve d’ailleurs maintes satisfactions capables de la retenir ? Car c’est une cantatrice de haut vol que sœur Suzanne, l’orgueil de la communauté dans les concerts célèbres de Longchamps, où sa belle voix fait des merveilles[1] ; évidemment l’abstraction philosophique supplante ici « le document humain. » Souvenir vivant d’une faute pour sa mère, et pour son père objet d’une instinctive répulsion, la pauvre Suzanne a grandi chez ses parens plus maltraitée que Cendrillon. Ses sœurs se marient et, tandis qu’elles se partagent leur dot, la mère, tourmentée de remords, se refuse à laisser l’enfant illégitime toucher au bien de la famille et, pièce par pièce, elle amasse sur ses économies la somme nécessaire pour mettre Suzanne au couvent. Toute cette partie du livre est d’un vif intérêt et nous montre, admirablement peint à la Diderot, le tableau de nos erreurs se combinant avec nos destinées. On incline presque malgré soi du côté de la

  1. « La scène du reposoir fit du bruit dans la maison, ajoutez à cela le succès de nos Ténèbres du vendredi-saint : je chantai, je touchai de l’orgue, je fus applaudie. » Autre part : « Je me mis au clavecin, je préludai longtemps cherchant un morceau de musique dans la tête que j’en ai pleine. Cependant la supérieure me pressa, et je chantai sans y entendre finesse, par habitude, parce que le morceau m’était familier : Tristes apprêts, pâles flambeaux, jour plus affreux que les ténèbres. » Plus loin, enfin, et comme gai contraste : « Tandis que l’on riait, je faisais des accords ; peu à peu j’attirai l’attention. La supérieure vint à moi et me frappant un petit coup sur l’épaule : « Allons, Sainte-Suzanne, me dit-elle, amuse-nous, joue d’abord et puis tu chanteras. » Je fis ce qu’elle me disait, j’exécutai quelques pièces que j’avais dans les doigts ; je préludai de fantaisie ; et puis je chantai quelques versets des psaumes de Mondonville. » Nous insistons a plaisir sur ce côté virtuose du caractère qui, dès l’origine, nous semble dénoncer la sœur Sainte-Suzanne à toutes les attentions et prédilections d’un musicien de l’avenir.