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Page:Revue des Deux Mondes - 1882 - tome 50.djvu/555

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à se livrer à l’étude, il s’arrêta tout à coup, et sans que rien eût préparé la question, il se demanda sur quel fondement il croyait ce qu’il croyait. A sa grande surprise, non sans quelque effroi, il ne sut que répondre à cette redoutable question que personne, parmi ceux qui pensent, n’évite un jour ou l’autre. Ce fut un coup inattendu et qui pénétra fort avant. Alors « il laissa aller toute sa religion naturelle et il devint négateur d’une façon fort analogue à celle du XVIIIe siècle. » Ce ne fut que beaucoup plus tard que la philosophie positive vint calmer toutes les fluctuations de son esprit, en le mettant à son nouveau point de vue, qui est de traiter les théologies comme un produit historique de l’évolution humaine, de nous convaincre de la relativité de notre entendement et de ne rien affirmer ou de rien nier en présence d’un immense inconnaissable[1]. Il déclare que, depuis ce temps, ce point de vue n’a pas changé en lui. Mais au nom de l’évolution historique il s’est réservé le droit de ne pas se porter pour « le contempteur absolu du christianisme et de reconnaître ses grandeurs et ses bienfaits. » Il avoue même « qu’il n’a aucune répugnance à prêter l’oreille aux choses anciennes qui lui parlent tout bas et lui reprochent de les abandonner. » Il ne peut, aller au-delà : « L’appel aux émotions religieuses n’a pas été spontané en mon âme; des occasions, des excitations lui ont été fournies; je ne les ai refusées ni dédaignées. Mais, chaque fois, elles se sont circonscrites en un point très spécial, à savoir une sorte de problème psychique entre mon évidence, qui me fait rejeter les dogmes théologiques, et votre évidence qui vous les fait, à vous tous croyans, accepter. » Ce conflit entre les évidences témoigne hautement de la relativité de l’entendement : l’intolérant, de quelque côté qu’il soit, ne le reconnaît pas ; mais le tolérant le reconnaît, l’excuse et le comprend. Aux appels religieux qui leur sont faits certains esprits répondent tristement le mot célèbre dit à d’autres intentions: Non possumus. « Tristement, ai-je dit. Il faut rectifier cet adverbe et le conformer à la réalité. La tristesse domine sans doute en M. Charles Gréville (dont il vient de nous raconter un entretien touchant) et dans des âmes disposées comme la sienne, chez Théodore Jouffroy, par exemple... Je n’ai rien à y contester, rien à y épiloguer; suum quisque habet animem, a dit avec pleine raison Tite Live. Mais il en est à qui dans cette situation d’esprit la tristesse est tout à fait étrangère. Ils vivent leur vie telle que la nature la leur accorde, avec ses joies et ses douleurs, l’occupant par le travail, la rehaussant par les arts, les lettres et les sciences, et lui assignent un idéal dans le service de l’humanité. »

  1. Revue de philosophie positive, octobre 1877 et mai 1880.