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C’est de ce regard grave et ferme, le regard d’un stoïque, qu’il considérait la vieillesse, qui s’aggravait tous les jours, et la mort inévitable. La mort! c’est l’objet constant des méditations et des exhortations des moralistes. Mais eux-mêmes sont partagés comme les sociétés auxquelles ils appartiennent : les uns croient que la mort est un passage à une autre vie; les autres pensent qu’il ne reste rien de la personnalité humaine au-delà du tombeau. Quelle que soit la divergence de ces discours, la résignation est au bout avec la croyance en une vie éternelle chez les uns, et la croyance en un éternel repos chez les autres[1]. M. Littré, dans les dernières années, avait toujours cette pensée devant les yeux. Elle lui a inspiré ses plus belles pages, celle-ci entre autres que je regrette d’abréger : « La jeunesse songe peu à la mort; mais l’idée en devient de plus en plus présente à mesure qu’on avance dans la vieillesse. Parvenu à l’âge de cinquante ans, je m’arrêtai un jour pour considérer combien de ma vie était déjà écoulé ; puis je me remis en route en me disant que, pour atteindre soixante-dix ans, que je m’octroyais libéralement, j’avais vingt ans devant moi, terme assez long pour ne pas encore m’occuper de la mort. Les soixante-dix ans sont venus, ils ont fini à leur tour, ils sont déjà loin, les délais se raccourcissent de moment en moment, et désormais je ne compte plus comme à moi que le jour que je tiens. Voltaire vieux écrit dans une de ses lettres qu’à l’aspect d’une nuit étoilée, il se dit qu’il allait perdre bientôt ce spectacle, qu’il ne le reverrait plus dans toute l’éternité. Comme lui, j’aime à contempler, en songeant que c’est peut-être la dernière fois, la nuit étoilée, la verdure de mon jardin et l’immensité de la mer que je vais visiter tous les ans et que j’ai encore visitée cette année. La pièce où je me tenais ouvrait sur le rivage, et quand la marée était pleine, son flot n’était qu’à quelques pas de moi. Là, que de fois je me suis enfoncé dans la contemplation, me représentant ces Troyennes qui pontum adspectabant fientes ! Je ne pleurais pas, mais je sentais que ces graves spondées répondaient le mieux à la grandeur du spectacle et au vague de la méditation. » Puis il considère, comme pour s’y préparer, les divers genres de mort : « A l’un, la fin est tranquille; à l’autre, elle est torturée par de cruelles douleurs. L’un perd connaissance de très bonne heure, l’autre garde jusqu’au bout sa présence d’esprit. L’un espère jusqu’au dernier moment qu’il échappera, l’autre sent que l’atteinte est mortelle et que, comme disait ma mère plusieurs jours avant de finir, il faut aller rejoindre les siens... Enfin ajoutez-y les accidens, qui sont innombrables. Se

  1. Remarques, p. 430.