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Page:Revue des Deux Mondes - 1882 - tome 50.djvu/591

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modèle de la persévérance dans une lutte prolongée d’un cœur jeune jusqu’au dernier jour pour les croyances de sa vie et les convictions fidèlement conservées de sa jeunesse.

D’autres ont exprimé avec succès et diront avec autorité ce que fut M. Dufaure dans la vie publique, à la barre ou dans les lettres. Il me semble qu’une telle mémoire appelle un autre genre d’hommage. C’est plus qu’un portrait, c’est la suite d’une vie que je voudrais retracer.

Plus nous nous approchons de la fin du siècle et plus notre curiosité s’éveille en contemplant et en cherchant à expliquer le phénomène moral et intellectuel qui en a marqué la première moitié : d’où est sortie, comment s’est formée la génération d’hommes éminens qui, nés avant l’empire, ont lutté sous la restauration, se sont fait un nom dans les lettres, dans les sciences, au barreau, à la tribune, ont créé, développé et fait à leur image le gouvernement de leur pays et ont laissé après eux une telle lumière que, dans nos embarras de l’heure présente, malgré le contraste des temps, c’est à leur mémoire que nous sommes souvent tentés de demander des conseils ? Par quelle rencontre, sur des points divers de la France, dans des classes dissemblables, dans des familles animées d’opinions contraires, chez le fils d’un humble aspirant de marine, vivant dans la retraite, comme aux Tuileries chez l’héritier d’un chambellan, chez l’écolier sorti d’une famille modeste et élevé dans un collège de province, comme chez le fils d’un ministre de l’empire, par quelle action secrète la même idée allait-elle produire les mêmes sentimens, les mêmes désirs, les mêmes passions ? Cette génération a-t-elle été façonnée par une éducation uniforme ? On pourrait le croire si elle avait apporté dans l’épanouissement de la vie des instincts belliqueux ; mais nulle n’a été plus pacifique ; élevée au son du tambour dans des lycées dont la discipline était militaire, elle s’est montrée tout imprégnée de l’esprit civil. Plus qu’aucune autre, elle a eu le respect de la vie humaine, l’horreur de la conquête et du sang. Remontons donc plus haut que le collège, interrogeons la première éducation et cherchons si ce n’est pas à l’aube de la vie qu’elle a reçu une inspiration commune.

Dans l’enfance, ce qui frappe et laisse une empreinte durable, ce ne sont point les jugemens, mais les impressions, les émotions vives. Or, à cette époque, si les opinions étaient diverses, les sentimens étaient les mêmes dans les milieux les plus contraires. Un ardent amour de l’humanité avait pénétré dans les mœurs et dans les âmes : on professait le respect de l’homme, une pitié profonde pour ses maux, un fond inépuisable de générosité. L’enfant le sentait, et son cœur s’ouvrait. Tout était destiné à émouvoir, à rendre l’âme sensible. Les sentimens naturels étaient surexcités. Lisez les romans