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puis, quand son lit est formé, et sa direction prise, il l’abandonne. Il s’est donc proposé la tâche de peupler cette histoire vide ; il essaie de combler avec des conjectures ingénieuses les lacunes qu’y laisse à tout moment l’absence des faits, et, comme il est naturel qu’on fasse avec succès ce qu’on fait avec plaisir, il y a souvent réussi. Pour mesurer d’un seul coup d’œil ce qu’il ajoute à nos connaissances sur cette époque obscure, il nous suffira de dire que l’abbé Fleury l’a racontée en 220 pages et qu’elle occupe chez lui sept volumes.

Est-ce à dire qu’il nous apporte des documens inconnus ? On ne peut guère s’attendre aujourd’hui aux bonnes fortunes de ce genre. Mais il se sert plus habilement de ceux qu’on connaissait ; il les fait mieux comprendre, il en précise le sens, il les féconde, il les anime par des rapprochemens heureux. Quand l’ombre redouble autour de cette société mystérieuse et qu’on ne peut tirer d’elle aucune lumière, il l’éclaire par le dehors ; il insiste sur les événemens qui se sont passés autour d’elle et dont elle a dû sentir le contre-coup. Beaucoup d’historiens s’obstinent à l’étudier seule, comme une institution tombée du ciel toute parfaite, et qui ne tirait que d’elle sa raison d’être ; il la replace dans son milieu et dans son temps. Il n’y a pas de doctrine si originale qui n’ait rien emprunté aux opinions voisines ; il n’y a pas de secte si bien fermée où les idées extérieures ne pénètrent par quelque fente. On a donc quelque chance de mieux connaître les chrétiens quand on connaît les gens parmi lesquels ils vivaient. M. Renan applique d’abord cette méthode aux Juifs, c’est-à-dire à ceux même dont les premiers chrétiens sont sortis. L’étude spéciale qu’il a faite des langues et des littératures de l’Orient lui permet d’être mieux informé que personne de ce qu’on pensait, de ce qu’on disait à Jérusalem, vers l’époque où naquit Jésus, de ce qui s’agitait alors de craintes ou d’espérances dans l’âme des pieux observateurs de la loi. Il a tiré beaucoup de profit du Talmud : ce livre étrange et curieux enregistre les opinions des principaux rabbi de ce temps ; il est bon de les recueillir pour les comparer à celles des apôtres. Quand on sait en quoi elles se rapprochent ou diffèrent, on comprend ce qui devait plaire aux Juifs ou les scandaliser dans la prédication de l’évangile. Mais le christianisme ne tarda pas à chercher d’autres disciples. Les premiers auditeurs de Jésus avaient été des « Hébreux, » c’est-à-dire des Juifs de la Palestine, parlant le dialecte araméen et lisant la Bible dans son texte original. Bientôt les apôtres s’adressèrent à ceux qu’on appelait « hellénistes, » c’est-à-dire à des Juifs parlant grec et lisant la Bible en grec. C’est dans ce milieu qu’ils firent leurs plus grandes conquêtes. Pour les conquérir, il fallait bien leur parler la langue qu’ils comprenaient. Lorsqu’ils furent devenus les