qui avait rêvé de ne plus coûter aux siens de nouveaux sacrifices était contraint de tout recevoir de Saintonge. Il annonce à son père la bonne nouvelle avec un cri de joie : « Il est arrivé deux dossiers. J’espère bien, dit-il, ne plus te gêner longtemps ! » Que ce double envoi est d’heureux augure ! Il commence donc à être connu ! Des deux cliens, l’un est ruiné, sa cause est excellente ; il la plaidera ; l’autre est riche, mais son procès est mauvais ; il l’a renvoyé. Ainsi, dès le premier jour, il accomplit simplement ce devoir supérieur de l’avocat, celui qui fait de sa charge quand il en comprend la dignité une première magistrature. Mais que son père se rassure. Ne va-t-il pas recevoir le lendemain ses premiers honoraires ? Il a plaidé au tribunal correctionnel, et on lui a promis 30 francs. Avant même de les toucher, il écrit à Mme Dufaure ; il n’oublie pas la destination du premier argent gagné ; il doit l’employer à acheter une montre pour sa mère. Il en renouvelle la promesse et s’engage pour en hâter l’accomplissement à ne pas aller au spectacle. Peu de mois après arrivait à Vizelles une montre qui, aujourd’hui encore, est précieusement conservée. Assurément, elle le mérite quand on songe au sentiment filial qui en a inspiré l’achat, au nombre de plaidoyers qu’elle représente et à l’effort qu’il dut faire pour demeurer fidèle à son engagement.
Le goût des livres, si vif à Paris, était devenu à Bordeaux une passion. Dans les premiers mois, le stagiaire avait vécu de privations. Quand les honoraires commencent à paraître, rien n’est changé à la vie matérielle, mais les livres affluent dans les petites chambres transformées en bibliothèque. Les premiers mois se passent à acheter des livres de droit.
Son père, en apprenant ses premiers succès, lui propose de s’installer plus largement. Il ne souffre pas qu’on lui parle d’un appartement plus élégant, il lui manque encore des milliers de volumes. D’ailleurs, le logement qu’il occupe n’est-il pas bien situé, vis-à-vis la grosse cloche qui lui montre l’heure le jour et le réveille de bon matin ? Il y restera ; seulement il demande à son père de lui avancer la somme nécessaire pour acheter une collection d’arrêts ; il lui promet, en février 1821, que ce sera le dernier argent employé en livres. Sur ce serment de collectionneur, le père savait à quoi s’en tenir, mais il lui pardonnait aisément, car il commençait à voir ce qu’il savait faire de cet instrument de travail.
Vivant entre ses dossiers et ses livres, le jeune avocat négligeait à dessein la société de Bordeaux. Il y paraissait fort peu, assez cependant pour la scandaliser, lorsqu’en plein carnaval on vit un jeune homme de vingt-quatre ans, venu de Paris et ne sachant pas danser. « Pour réussir à Bordeaux, écrit-il avec indignation, il faut