que chacun d’eux paie l’autre de retour; aussi bien Louise nous fait son aveu tout d’un coup au dernier acte, et George au troisième dans un récit où se trouve toute la psychologie de la pièce. Nous eussions préféré cette psychologie en actions; mais le curieux, c’est qu’on la trouve telle dans le roman, les Deux Frères, d’où MM. Erckmann-Chatrian ont tiré leur pièce, bien plutôt que dans cette pièce même. Là du moins nous sommes admis à quelques scènes critiques de la vie morale des héros, et je dis « scènes » à dessein plutôt qu’épisodes, car nous assistons à l’action plutôt que nous n’écoutons un récit. Rappelez-vous cette sortie de l’école où George Rantzau pousse Louise et la fait tomber dans la neige; rappelez-vous surtout cette rencontre auprès du gué, où George vient au secours de Louise et empêche une charretée de foin de chavirer sur elle; je ne vois dans la pièce rien d’aussi expressif, rien d’aussi dramatique que ces deux pages du livre.
Mais j’ai tort sans doute de dire que MM. Erckmann-Chatrian n’ont pas trouvé l’expression dramatique de leur sujet : ils ne l’ont pas cherchée. La preuve en est que, dans cette pièce, pas une fois, entendez-vous? pas une fois avant le dénoûment, les personnages qui ont affaire les uns aux autres ne se rencontrent. Les deux élémens du drame, c’est, d’une part, la haine de Jean et de Jacques, et, d’autre part, n’est-ce pas, l’amour de Louise et de George? Que Jean et Jacques se battent comme les Capulets et les Montaigus; que George et Louise s’embrassent, s’ils peuvent, comme Roméo et Juliette! Mais non! les pères sont brouillés : ils ne doivent pas se voir, ni les enfans non plus, de sorte que, par définition, ce drame n’existe pas. Il n’existe qu’en apparence, et comment? Par des récits. Ces gens-là s’aiment et se détestent: ils se l’envoient dire. Et n’allez pas m’opposer que Lysidas aussi, dans la Critique de l’École des Femmes, reproche à cette comédie « qu’il ne s’y passe point d’actions, et que tout consiste en des récits que vient faire Agnès sur Horace. » Dorante répond fort bien à ce pédant de Lysidas que, dans l’Ecole des Femmes, « les récits eux-mêmes sont des actions, suivant la constitution du sujet, d’autant qu’ils sont tous faits innocemment, ces récits, à la personne intéressée. » Arnolphe et Horace ont affaire l’un à l’autre, puisqu’ils sont tous les deux amoureux de la même femme et que leur rivalité fait le sujet de l’ouvrage; quand l’un vient innocemment raconter à l’autre ses bonnes fortunes, nous voyons les effets de la passion de l’un sur la passion de l’autre; ainsi, avec l’apparence d’un récit, nous avons la réalité d’une action ; c’est tout le contraire dans les Rantzau. Je n’ai pas encore parlé d’un personnage qui se trouve le principal de la pièce : superflu, comme dirait Molière, « selon la constitution du sujet, » il est indispensable selon le mode d’exécution des auteurs. C’est un bonhomme de maître d’école qui a fait la classe autrefois à George et à Louise;