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maintenant il n’aurait guère le temps de la faire, à moins de chanter B-a, ba en notre présence, devant le trou du souffleur: pendant le premier acte et le dernier, il ne quitte pas la scène; dans le cours du second et du troisième, il ne s’absente que deux minutes: et comment se passerait-on de lui? Il n’est pas seulement le chœur de la tragédie antique et le génie familier de MM. Erckmann-Chatrian, — vertueux, un peu timide, attendri et sentencieux : — il est le messager de paix et de guerre entre les deux maisons, entre les frères ennemis, entre les amoureux; sans lui, ce drame serait impossible : d’ailleurs, il est la preuve vivante que ce drame n’est pas réel. De tous les effets qu’un personnage peut produire sur l’autre, aucun n’étant direct, tous sont affaiblis. Les héros, comme vous savez, ne se rencontrant jamais, le choc des passions est évité: la pièce n’est qu’une revue de sentimens, dont ce maître d’école est le compère. Supposez que, dans l’Ami Fritz, sous prétexte que Fritz ignore la passion de Suzel, jamais il ne lui parle, jamais il ne la voie et qu’il ait de ses nouvelles seulement par le rabbin, — qui confesserait tour à tour l’un et l’autre sans jamais sortir de scène; supposez plutôt que, dans Roméo et Juliette, Capulets et Montaigus se tournent le des toujours, et que Juliette et Roméo ne communiquent jamais, sinon par la nourrice ou plutôt par frère Laurence, qui deviendrait le personnage principal du drame : ne sera-ce pas dommage? Les discours de frère Laurence pourront être fort beaux, fort touchans le plus souvent et quelquefois comiques : nous consoleront-ils de ce que nous aurons perdu? Non! non..! Nous réclamons à MM. Erckmann-Chatrian la scène du balcon.

Tout le long de cette pièce ou du moins quasi jusqu’à la fin, les auteurs paraissent occupés de se tenir à égale distance du drame. Et notez, je vous prie, quelles scènes ou plutôt quels effets de scène, — car ce n’est rien de plus, en somme, — sont vraiment dramatiques dans l’ouvrage. J’en compte tout juste deux. Et ce n’est ni l’invective de Jean contre sa fille, au deuxième acte, — qui se termine par des coups, ni la harangue de George au dernier, — qui se conclut par une embrassade générale. Je fais peu de cas, je l’avoue, de ces deux passages applaudis : toutes les fois qu’un homme de l’encolure de M. Got brutalisera sur la scène une personne aussi frêle que Mlle Bartet, le public frémira, et ces violences ne sont pas faites pour forcer mon estime. D’autre part, toutes les fois qu’une pièce, qui doit évidemment finir bien, finira mieux encore que le public n’osait l’espérer, les âmes sentimentales seront enchantées de cette surprise. Mais, pour ma part, je préférais le dénoûment du livre, où les frères ennemis, vieillis dans la haine, consentaient par force au mariage de leurs enfans, sans pour cela se réconcilier et dépouiller leurs caractères. Les auteurs n’ont pas eu le courage de maintenir cette fin-là : soit! il ne me fâche