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être fait de la volonté d’un seul homme et qu’il est le produit de la servilité humaine. N’est-ce pas après la mort d’Auguste que Tacite a : Et ruerunt ad servitutem ? Le peuple de Paris avait failli se soulever le 4 décembre et se serait soulevé si les régimens n’avaient tiré à tort et à travers ; ce même peuple battait des mains lorsqu’il apercevait le président et l’entourait d’une telle foule que les chevaux de sa voiture avaient parfois peine à avancer. Un chansonnier qui eut quelque popularité, Pierre Dupont, avait eu toutes les violences de langage contre présidence décennale et contre l’empire. C’était un opposant systématique. Un jour, plusieurs années après le 2 décembre, l’empereur passait sur le boulevard des taliens; sa voiture découverte allait au pas ; on criait, on applaudissait, on agitait les chapeaux ; j’étais là et je regardais. Un grand garçon de chevelure et de barbe blondes fendit la foule, s’approcha de la voiture et à très haute voix dit : « Sire, donnez-moi une poignée de main. » Napoléon hésita. L’homme reprit : « J’en suis digne, » et cria : « Vive l’empereur ! » C’était Pierre Dupont. Était-il donc devenu impérialiste? Nullement. Il avait obéi à une impulsion irraisonnée, provoquée par l’afflux nerveux qui se dégage des foules et qui pousse souvent les hommes les plus froids à des actions contradictoires à leur vie entière. La bouche publique qui maudit est la même qui a acclamé ; c’est pourquoi il faut se fermer les oreilles et ne l’écouter jamais. On doit savoir être impopulaire si l’on veut rester en paix avec soi-même.

On avait enlevé la tribune parlementaire. « Otez-moi ça ! » avait dit le président en la touchant de sa canne. On avait exilé bien des hommes éloquens ; on avait supprimé bien des journaux ; le mot d’ordre était : Silence. La France ressemblait à une chambre de malade; on y parlait à voix basse. Il fallait cependant régler les conditions d’existence des journaux auxquels on permettait de subsister, et on promulgua le décret législatif du 17 février 1852. Sous la convention, on guillotinait les journalistes ; pendant la présidence décennale et sous le second empire, on ne guillotina que les journaux : il y eut progrès. La presse périodique ne relevait que de l’administration, comme les filles : premier avertissement, second avertissement, troisième avertissement, suspension, suppression. Ce régime fut odieux : les journaux qui l’ont supporté ont su ne pas mourir. Personnellement, il ne pouvait m’atteindre ; jamais nulle loi, nul décret ne m’a gêné ; j’ai toujours dit ce que je voulais dire, ce qui prouve que ce que je disais n’était pas bien redoutable. J’ajouterai que, n’ayant jamais fait de journalisme, j’échappais nécessairement aux rigueurs qui frappaient les journaux ; mais je n’en souffrais pas moins de ces entraves inutiles, de ces entraves