Page:Revue des Deux Mondes - 1882 - tome 50.djvu/744

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

une telle opinion de soi-même implique l’ignorance et la nullité ; je sais ce qu’il est devenu ; il trempa dans les sanies de la commune et s’y noya. Nulle observation ne parvient à éclairer ces pauvres êtres et à leur faire abandonner la voie littéraire où toutes les chutes les attendent; la réputation d’autrui leur semble un attentat direct à leur sécurité; ils accusent les hommes, ils accusent le destin et ne s’accusent jamais eux-mêmes. Cela est simple : la vocation des gens sans talent est plus aiguë, plus violente, plus exclusive que celle des hommes de génie, car elle est morbide et s’appuie sur ce qu’il y a de plus tenace au monde, sur une idée fausse. Parfois ils quittent un bon métier qui les ferait vivre pour se jeter dans les lettres, dont ils meurent, comme ce docteur Aussandon, que j’ai connu. Il abandonna toute clientèle et voulut écrire : il s’appliquait des compresses mouillées sur le front pour « avoir des idées; » les idées ne venaient pas, mais la misère vint, et le docteur se tua d’un coup de pistolet au cœur. Ceux-là étaient des fous d’impuissance et de vanité, mais, en revanche, combien d’hommes m’inspirèrent de l’affection et de l’intérêt! Combien, avec la valeur, l’originalité, l’intelligence, pouvaient se croire appelés à un avenir que la mort a fermé? Les vivans sont là qui s’affirment dans les lettres ou dans la politique, mais les morts, gli poveri morti, comme disent les Italiens, qui en parlera, si ce n’est moi, dont ils furent connus, dont ils furent aimés? A mesure que j’y pense, je vois leurs fantômes ; ils passent devant moi et me font signe, car ils savent que je ne les ai pas oubliés. C’était hier et c’est déjà bien loin. Dans la nuit qui les enveloppe, comme un suaire obscur, ils ont des formes confuses que mon souvenir peut préciser. Hélas! j’ai beau essayer de les faire revivre, je sais bien que ce n’est que la chevauchée des ombres.


XVIII. — LES REVENANS.

Un soir du mois de novembre 1850, à Constantinople, au palais de la légation française, le général Aupick, alors ambassadeur, me dit, après le dîner : « La littérature a-t-elle fait quelque bonne recrue depuis que vous avez quitté Paris? » J’indiquai au général la Vie de bohème qu’Henri Mürger avait fait représenter, avec succès, au théâtre des Variétés et j’ajoutai : « J’ai reçu, il y a peu de jours, une lettre de Louis de Cormenin, dans laquelle il m’écrit : « J’ai vu dernièrement, chez Théophile Gautier, un Baudelaire qui fera parler de lui ; son originalité est un peu trop voulue, mais son vers est ferme; c’est un tempérament de poète, chose rare à notre