donnait un dîner officiel ; il avait réuni à sa table des magistrats, des officiers supérieurs et quelques gros personnages de Lyon. Baudelaire, qui avait alors dix-sept ans, assistait au repas. Je ne sais quel incident survint ; Baudelaire fit une plaisanterie saugrenue que le colonel Aupick rabroua sans doute avec plus de vivacité qu’il ne convenait. Baudelaire écouta la semonce ; puis, se levant et se campant près de son beau-père, il lui dit : « Vous venez de chercher à m’humilier devant des gens de votre caste qui, par politesse, croient devoir rire de vos plaisanteries; vous oubliez que je porte un nom que j’ai pour devoir de faire respecter. Vous m’avez manqué gravement; ceci mérite une correction, monsieur, et je vais avoir l’honneur de vous étrangler. » Il se jeta sur le colonel Aupick et le saisit à la gorge ; le colonel se dégagea et appliqua une paire de soufflets à Baudelaire, qui tomba en proie à un spasme nerveux. Des domestiques l’emportèrent. Il fut enfermé dans sa chambre : arrêts forcés. La réclusion dura quinze jours, au bout desquels Baudelaire fut mis en diligence, sous la surveillance d’un officier qui le conduisit à Bordeaux. Là il fut embarqué sur un navire en partance pour les Indes : son passage était payé ; une somme d’argent assez modique et une pacotille valant une vingtaine de mille francs étaient à sa disposition. Il s’arrêta à Bourbon, à Maurice et prit terre aux Indes. Le produit de sa pacotille disparut rapidement : il fit des fournitures de bétail pour l’armée anglaise, il vécut je ne sais où, je ne sais comme; la mère envoyait quelque argent sous main à son fils, qui se promenait sur des éléphans et faisait des vers. Il était à l’âge où la mémoire est facilement pénétrée; il apprit l’anglais, et ce fut tout le bénéfice qu’il rapporta de son voyage, qu’il n’aimait pas à rappeler. Il demeura, je crois, au Cap pendant quelque temps et en ramena une négresse ou une quarteronne qui, durant bien des années, a gravité autour de lui :
Avec ses vêtemens ondoyans et nacres,
Même quand elle marche, on croirait qu’elle danse,
Comme ces longs serpens que les jongleurs sacrés
Au bout de leur bâton agitent en cadence.
Une pièce de vers adressée à celle qu’il nomme « la grande Taciturne » et qui est intitulée : Sed non satiata, n’est pas à citer ici,
mais est à lire, car elle est fort belle. Une ou deux fois il me par la
de cette « fée noire » avec un attendrissement qui prouvait un attachement sincère.
Lorsque Baudelaire rentra en France, il était majeur ; la part de la