Page:Revue des Deux Mondes - 1882 - tome 50.djvu/748

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

côté d’eux, sur le second rang, et il ne sera pas possible d’écrire l’histoire de la poésie à notre époque sans lui réserver une large place.

Je fis sa connaissance pendant l’été de 1852. J’habitais à Neuilly une petite maison de campagne que j’avais louée pour la saison. Baudelaire vint m’y voir. Je le regardai avec d’autant plus de curiosité que j’en avais beaucoup entendu parler et qu’il avait l’aspect assez étrange. Son costume, d’une irréprochable propreté, était de forme et d’étoffe grossières ; un madras retenait le col d’une chemise en toile si forte qu’elle semblait écrue ; de larges boutons bronzés fermaient un paletot grisâtre, taillé comme un sac ; des bas bleus apparaissaient au-dessus de gros souliers brillans de cirage ; les mains nues, avec les ongles rabattus comme si on les comprimait par un geste machinal, avaient des mouvemens lents et prétentieux. La tête était un peu celle d’un jeune diable qui se serait fait ermite : les cheveux coupés très courts, la barbe complètement rasée, l’œil petit, vif, inquiet, plutôt roux que brun, le nez sensuel et renflé du bout, la lèvre très mince, souriant peu, presque toujours pincée, le menton carré et l’oreille très détachée lui donnaient une singulière physionomie, déplaisante au premier abord, mais à laquelle on était promptement accoutumé. La voix était posée comme celle d’un homme qui cherche ses expressions et se plaît à sa parole. Sa taille moyenne et solide dénotait de la force musculaire, et cependant il y avait en lui quelque chose de ravagé et de surmené qui indiquait la faiblesse et l’abandon. Malgré la réserve naturelle à une première rencontre, notre entrevue fut cordiale. Le début de notre dialogue fut singulier. Baudelaire me dit : « Monsieur, j’ai soif. » Je lui offris de la bière, du thé, un grog. Il me répondit : « Monsieur, je vous remercie, je ne bois que du vin. » Je lui proposai à son choix du vin de Bordeaux ou du vin de Bourgogne. « Monsieur, si vous me le permettez, je boirai de l’un et de l’autre. » On apporta deux bouteilles, un verre, une carafe ; il dit : « Monsieur, veuillez faire enlever cette carafe ; la vue de l’eau m’est désagréable. » Pendant une heure que dura notre entretien, il but les deux bouteilles de vin, par larges lampées, lentement, comme un charretier. Je restai d’autant plus impassible que je le voyais, toutes les fois qu’il vidait son verre, chercher du coin de l’œil à lire l’impression que je pouvais éprouver ; j’en riais sous cape. Son originalité, qui était grande, se trouvait souvent atténuée par la peine qu’il se donnait pour la faire ressortir. Longtemps après notre première entrevue, un dimanche, qui est le jour où mes amis veulent bien venir me voir, il entra chez moi avec les cheveux teints en vert. Je fis semblant de ne pas le remarquer. Il se plaçait devant