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la glace, se contemplait, se passait la main sur la tête et s’évertuait à attirer les regards. N’y tenant plus, il me dit : «Vous ne trouvez rien d’anormal en moi? — Mais non. — Cependant j’ai des cheveux verts, et ça n’est pas commun. » Je répliquai : « Tout le monde a des cheveux plus ou moins verts ; si les vôtres étaient bleu de ciel, ça pourrait me surprendre, mais des cheveux verts, il y en a sous bien des chapeaux à Paris. » Presque immédiatement il s’en alla, et rencontrant un de mes amis dans la cour, il lui dit : « Je ne vous engage pas à entrer chez Du Camp ; il est aujourd’hui d’une humeur massacrante. » Ces puérilités ne nous empêchaient pas d’être bons amis, et nous nous sommes toujours vus avec plaisir, malgré les intervalles souvent prolongés que l’irrégularité de sa vie mettait dans nos relations. Je ne l’ai jamais connu qu’aux expédiens, logeant en garni, renouvelant ses billets à ordre et cherchant à dépister ses créanciers, qui étaient nombreux, car il n’empruntait jamais que de petites sommes à la fois. Il rêvait de travailler et ne pouvait se résoudre à se mettre sérieusement à la besogne. Je ne sais quoi l’appelait hors du logis et le promenait dans les « bouchons » de la banlieue. Il calculait qu’en écrivant tant d’heures par jour, il ferait un nombre de lignes qui lui rapporteraient une somme déterminée; il décidait alors qu’il ne lui fallait pas plus de deux mois pour liquider ses dettes et saisir enfin une vie tranquille. C’était fort bien, mais il s’en tenait au calcul et remettait l’expérience au lendemain. De lendemain en lendemain, il se trouva que ses créanciers furent désintéressés après sa mort et après la mort de sa mère.

La vie décousue, les préoccupations dont parfois il devait être obsédé, n’ont rien enlevé à son talent, qui reste considérable. Comme poète, il n’a eu qu’une corde, mais il l’a fait vibrer avec une énergie rare; comme prosateur, sa traduction des œuvres d’Edgar-Allan Poë est un chef-d’œuvre. Il s’était identifié à l’auteur qu’il avait adopté et que, le premier, il a fait connaître en France. Le malaise permanent qui était en lui, l’inquiétude qui le remuait, l’âpreté de ses convoitises et l’aigreur de ses déceptions trouvaient un écho dans les inventions malsaines, dans les inventions alcooliques du poète américain. Dans ce désespéré dont l’imagination surexcitée par le gin n’engendrait que des fantômes et fondait ses conceptions délirantes sur des données scientifiques, Baudelaire avait trouvé un compagnon pour le lugubre chemin de la vie. De même, lorsqu’il écrivit les Paradis artificiels, il ressemble à un médecin qui cherche un remède pour un mal incurable, le mal de l’existence mal réglée. Baudelaire avait pour un écrivain un grave défaut dont il ne se doutait guère : il était ignorant. Ce qu’il savait, il le savait bien, mais il savait peu. L’histoire, la physiologie, l’archéologie,