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l’activité et la vie, mais bien plutôt un aspect de pauvreté et de décadence. On sent que cette malheureuse ville de Richmond, autrefois si florissante, ne s’est pas encore relevée des événemens dont elle a été le théâtre et de cette nuit terrible où, évacuée par les troupes du général Lee, elle fut occupée par celles du général Grant et sauvée de l’incendie par ses vainqueurs. Aussi le premier aspect en est-il assez mélancolique, et, tout en la contemplant, je ne puis m’empêcher de plaindre la destinée de cette vieille Virginie, la mère des présidens, comme on l’appelait, qui, après avoir exercé si longtemps aux États-Unis une sorte d’hégémonie, est aujourd’hui déchue de sa suprématie politique et livrée tout entière aux querelles de deux factions politiques, les Bourbons et les Readjusters, querelles auxquelles je ne comprends trop rien, mais qui me parais- sent assez mesquines et indignes de son glorieux passé.

Pendant que nous attendons ainsi, un attroupement assez nombreux, composé en immense majorité de nègres déguenillés, s’est formé sur le quai. L’un d’eux tend la main pour demander l’aumône. Quelqu’un du bord lui jette un sou. Vingt autres se précipitent pour ramasser ce sou et tendent la main à leur tour. On leur jette encore quelques pièces de monnaie, puis des oranges, des pommes, des gâteaux. Bientôt c’est une mêlée furieuse, une bousculade ignoble d’enfans, de femmes, d’hommes faits, de vieillards se précipitant les uns sur les autres, se ruant, se renversant, pour ramasser ce qu’on leur lance. On dirait des chiens affamés auxquels on jette un os. À ce spectacle, quelques-uns de mes compagnons de bord paraissent prendre un plaisir que je ne puis comprendre, car je ne connais rien de triste comme le spectacle de la dégradation de la race humaine, noire ou blanche. L’arrivée du cortège qui vient nous chercher met seule fin à cette scène lamentable. Ce cortège se compose, comme d’habitude, d’un détachement de milice et d’un assez grand nombre de voitures, escortées par les membres du comité chargé de nous recevoir. Mais cette fois, au lieu d’être en voiture, nos commissaires sont à cheval, portant une grande écharpe bleue en sautoir sur leur redingote noire. Ils galopent dans la poussière, à la portière de nos voitures, maniant avec beaucoup d’aisance de jolies bêtes pleines de sang. Les Virginiens ont toujours passé pour d’excellens cavaliers. Ils en ont bien fourni la preuve pendant la guerre de sécession, et je ne serais pas étonné si, parmi ceux que nous voyons aujourd’hui caracoler pacifiquement, il y en avait eu plusieurs qui eussent fait partie de ces fameux raids de cavalerie, si brillamment conduits par le général Stuart. Celui qui me paraît le moins solide en selle est un Français, un marchand de cheveux, dit la devanture de son magasin devant laquelle nous passons (il y a, on le sent bien, autant de distance d’un marchand