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Page:Revue des Deux Mondes - 1882 - tome 50.djvu/77

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éclairé sur la réalité des choses que le matérialiste qui croit tout expliquer par le hasard et le fini. » Ces sentimens qu’il exprimait au début de son ouvrage, il les renouvelle en le finissant. Dans la dernière page de son dernier volume, il dit encore : « La patrie et la famille sont les deux grandes formes naturelles de l’association humaine. Elles sont toutes deux nécessaires, mais elles ne sauraient suffire. Il faut maintenir à côté d’elles la place d’une institution où l’on reçoive la nourriture de l’âme, la consolation, les conseils ; où l’on organise la charité ; où l’on trouve des maîtres spirituels, un directeur. Cela s’appelle l’église : on ne s’en passera jamais. » Quand je lis ces pages et beaucoup d’autres, qu’il serait aisé de citer, je ne suis pas surpris, qu’aux yeux de certains fanatiques d’incrédulité, M. Renan passe pour un « clérical. »

Les « cléricaux » ne sont pas de cette opinion. : loin de l’accepter comme un des leurs, ils le favorisent d’une haine particulière, et c’est contre lui qu’ils ont accumulé le plus d’attaques. Ces violences, apurés tout ce que nous venons de dire, pourraient nous surprendre, si nous ne savions pas que l’église n’a pas toujours su bien distinguer ses véritables ennemis et reconnaître quels étaient ceux dont elle avait le plus à craindre. Il est souvent arrivé qu’absorbée par le péril le plus prochain, elle n’a pas vu qu’au-delà de ces adversaires presque domestiques sur lesquels elle s’acharne de préférence, il s’en élevait d’autres bien plus redoutables et qui devaient lui porter des coups plus terribles. Au XVIIe siècle par exemple, les jésuites ne sont occupés qu’à perdre les jansénistes ; les jansénistes à leur tour s’escriment sans fin contre les protestans ; le reste leur paraît de peu d’importance. Bossuet, qui a consacré tant de gros volumes à réfuter Claude et Jurieu, s’est contenue de décocher contre ceux qu’on appelait les libertins, et qui sont les libres penseurs d’aujourd’hui, une tirade pleine de mépris : « Qu’ont-ils vu ces rares génies, qu’ont-ils vu plus que les autres ! Quelle ignorance est la leur, et qu’il serait aisé de les confondre, si faibles et présomptueux, ils ne craignaient d’être instruite !… Ils n’ont rien vu, ils n’entendent rien : ils n’ont pas même de quoi établir le néant auquel ils se fondent après cette vie, et ce misérable partage ne leur est pas assuré. » Ces « rares génies » étaient les prédécesseurs de Voltaire, qui allaient quelques années plus tard attaquer de front les jésuites, les jansénistes et les protestans et menacer l’existence même du christianisme. Ils méritaient, ce semble, autre chose que ce superbe dédain, et, tout le monde conviendra que, s’il est si aisé de les confondre, il ne fallait pas en manquer l’occasion[1]. Les « cléricaux » d’aujourd’hui n’ont

  1. Pourquoi ne citerais-je pas, à ce propos, l’anecdote si connue que rapporte Saint-Simon et qui peut servir de commentaire aux paroles de Bossuet ? Il s’agit du duc d’Orléans, que Louis XIV envoyait en Espagne pour y servir dans la guerre de la succession, « Parmi ceux qui devaient être de la suite du voyage, M. le duc d’Orléans nomma Fontpertuis. À ce nom, voilà le roi qui prend un air austère. « Comment ! mon neveu, lui dit le roi ; Fontpertuis, le fils de cette janséniste, de cette folle qui a couru M. Arnauld partout ! Je ne veux pas de cet homme-là avec vous. — Ma foi, sire lui repartit M. le duc d’Orléans, je ne sais pas ce qu’a fait la mère ; mais pour le fils, il n’a garde d’être janséniste, et je vous en réponds, car il ne croit pas en Dieu. — Est-il possible, mon neveu ? répliqua le roi, en se radoucissant. — Rien de plus certain, sire, reprit M. le duc d’Orléans ; je puis vous en assurer. — Puisque cela est, dit le roi, il n’y a pas de mal ; vous pouvez le mener. » On voit que Louis XIV, qui craignait tant les jansénistes, était beaucoup plus rassuré sur les libertins.