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Page:Revue des Deux Mondes - 1882 - tome 50.djvu/794

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doctrine de tout le monde, et l’homme d’état qui s’aviserait d’y contredire se ferait mettre au ban de l’opinion. Je me souviendrai toujours d’avoir entendu un jour M. Blaine développer cette doctrine, les coudes sur la table, avec la verve et l’abandon qui suivent un dîner un peu prolongé. C’était à propos du percement de l’isthme de Panama, et je ne me fais aucun scrupule de rapporter cette conversation tenue intentionnellement, j’en suis convaincu, devant trente personnes, dont quelques-unes avaient rang officiel et ont même reçu de lui mission de la redire. La conversation avait commencé par un brillant tableau qu’il nous avait tracé de la force et de la prospérité de l’Amérique. « Aux États-Unis, avait-il dit, nous n’avons besoin de rien ni de personne. (Notre territoire produit tout : du blé, de la vigne, du coton, du sucre, du bétail, du charbon, du fer, de l’argent, de l’or. C’est à peine si nous commençons à exploiter nos richesses ; nous avons plus de terre que de bras, mais ces bras, l’émigration nous les fournit. Il ne nous manque que cent mille Français pour nous apprendre à faire du vin. Si nous les avions, ce serait bientôt nous qui exporterions du vin en Europe. » À ce tableau, M. Blaine ne voit qu’une tache : les Mormons, dont le développement lui paraît une honte pour la civilisation des États-Unis, et qu’une ombre : la difficulté d’inculquer l’esprit et les principes américains à cette masse d’émigrans qui arrivent chaque année imbus des opinions, des préjugés, parfois des chimères, de leur pays d’Irlande ou d’Allemagne. Mais, comme la race anglo-saxonne est merveilleusement propre à la trituration politique, ces nouveau-venus s’encadrent et s’emboîtent dans les cadres et dans les moules politiques déjà existans, les Irlandais dans le parti démocratique, les Allemands mi-partie dans le parti démocratique, mi-partie dans les rangs des républicains. Ils en acceptent les chefs, qui sont tous Américains ou américanisés, et votent comme on leur dit. C’est tout ce qu’il faut pour le moment. Quant aux puissances étrangères, M. Blaine ne voit pas quelles difficultés les États-Unis pourraient avoir avec elles. Ils n’ont que deux voisins avec lesquels une querelle serait possible : l’Angleterre à cause du Canada, l’Espagne à cause de Cuba. Mais les États-Unis ne veulent prendre de force ni le Canada ni Cuba. Et cependant Cuba ! La situation est bien étrange ; car Cuba tire de l’Amérique les trois quarts des produits qui sont nécessaires à sa vie et ne peut exporter ses produits en Amérique, obligée qu’elle est de les envoyer en Europe. D’ailleurs, toutes les îles qui sont assez près des côtes américaines pour que les navires puissent y arriver à la sonde (within the sounds) appartiennent de droit naturel aux États-Unis. Et cependant les États-Unis ne s’empareront pas de Cuba par la force des armes ; ils s’en remettent à la force des choses. M. Blaine n’entrevoit donc pas dans l’avenir de guerre possible entre les États-Unis