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bienfait. Mais la conscience de bien des hommes de cette génération proteste et crie très haut que, s’il y a eu des penseurs isolés, comme Littré, qui se sont trouvés guéris à ce prix et à qui il a suffi, pour être pacifies, d’éliminer simplement l’idée de l’absolu, ce remède n’a pas suffi à tous, et que le vide de l’âme est trop profond pour que des faits et des formules de lois puissent le remplir. La question même est de savoir si ce remède a suffi toujours à M. Littré.

C’est à ce titre, et surtout par cet ordre de services, qu’Auguste Comte a mérité aux yeux de Littré le titre de novateur. C’est pour avoir supprimé toute lutte dans l’intelligence humaine, non en supprimant la philosophie, d’ordinaire hostile à la science, mais en lui donnant le même contenu qu’à la science, les mêmes méthodes, en d’autres termes en l’identifiant au savoir positif, au lieu d’en faire un pouvoir indépendant et nécessairement rebelle ; c’est non pas pour avoir proposé un principe de doctrine et d’organisation (beaucoup l’avaient fait avant lui), mais pour avoir proposé un principe nouveau qui concentre en soi toute la vertu de la science positive, seule inattaquée, et croissante, qui porte avec lui la cohérence et la conséquence, par conséquent les élémens de la paix intellectuelle, et détruit radicalement dans l’esprit toute chance et toute occasion de conflit. Celui qui s’y attache n’a plus, si l’on peut ainsi parler, qu’une seule conscience, n’ayant plus qu’une seule manière de penser, le mode positif[1]. Dès lors, plus de ces grandes batailles de l’esprit avec lui-même, se déchirant avec une sorte de fureur, divisé entre les données positives du savoir qui le retiennent et les belles chimères qui l’appellent ailleurs. En réduisant toute la sphère de la pensée au domaine de la connaissance vérifiée. Comte a exclu définitivement la connaissance imaginée ; il l’a forcée d’abord de se réfugier dans l’absolu et, par un dernier coup de force, il ferme cet absolu, déclaré hypothétique et en tout cas inaccessible. Il ne faut pas s’étonner que le disciple reconnaissant, oubliant toute l’histoire de l’empirisme qui, sous d’autres formes et d’autres noms, arrive partout au même résultat, s’élève jusqu’à l’enthousiasme, quand il célèbre l’affranchissement apporté par son maître au monde : « M. Comte fut illuminé des rayons du génie. Celui qui, à l’issue de la mêlée confuse du XVIIIe siècle, aperçut, au commencement du XIXe, le point fictif ou objectif qui est inhérent à toute théologie et à toute métaphysique ; celui qui forma le projet et vit la possibilité d’éliminer ce point dont le désaccord avec les spéculations réelles est la grande difficulté du temps présent ; celui qui reconnut que, pour parvenir à cette élimination, il fallait d’abord trouver la loi dynamique de l’histoire, et la trouva ; celui qui, devenu

  1. Principe de philosophie positive, préface d’un disciple.