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saisissant pour les pays qui croiraient pouvoir compter sur une prospérité indéfinie. Ce n’est point sans doute que l’Angleterre soit dans l’embarras ; seulement il se produit un phénomène fort naturel que doivent avoir toujours présent à l’esprit les financiers prudens, ceux qui ont à administrer la fortune, la prospérité d’une nation, — chose plus difficile, au dire du baron Louis, que de « gouverner l’adversité. » Tout a changé en Angleterre depuis dix ans : les dépenses ont augmenté, les recettes se sont ralenties. Le premier lord de la trésorerie ne déguise pas la vérité, il l’explique parfois ingénieusement. L’art n’a pas diminué chez lui, les faits qu’il expose sont moins brillans, et M. Gladstone, en habile homme, conforme son budget aux circonstances. Il ajuste son équilibre le mieux possible, sans se payer de fictions, sans se lancer dans des aventures de réformes et de dégrèvemens mal calculés. Le budget récemment présenté est une œuvre de prudence et d’économie toute simple qui ne soulève aucune grande question économique ou financière. A vrai dire, ce n’est pas la plus grosse difficulté du moment : l’affaire la plus épineuse, la plus grave, est cette question irlandaise qui, au lieu de se simplifier, ne fait que se compliquer, et c’est là justement l’embarras du ministère devant le parlement, devant l’opinion, devant ses amis eux-mêmes comme devant ses adversaires.

Une chose est parfaitement évidente : la politique ministérielle n’a point réussi, elle ne recueille que des mécomptes de l’expérience qu’elle poursuit depuis un an. Le cabinet libéral de l’Angleterre a cru mettre fin aux agitations de l’Irlande. Il a obtenu du parlement, non sans effort et sans peine, le vote de cette loi agraire, de ce « Land-Act » qui dans sa pensée devait améliorer la condition des fermiers. D’un autre côté, pour tenir tête à l’anarchie irlandaise, il s’est fait armer d’un bill de coercition et il n’a point hésité à incarcérer les chefs de la ligue, M. Parnell lui-même. En un mot, il a employé tour à tour ou en même temps les mesures libérales et la répression ; il n’a réussi ni à satisfaire les Irlandais ni à les intimider. Le fait est que, depuis quelque temps, l’agitation, loin de s’apaiser, est allée en se développant et a même pris un caractère plus redoutable, particulièrement sombre. Dans ces derniers mois, les crimes se sont multipliés plus que jamais ; le meurtre est allé atteindre ou menacer non-seulement deo propriétaires, mais les fermiers qui seraient tentés de payer leurs redevances, de profiter des concessions du « Land-Act. » L’incarcération des chefs de la ligue n’a servi à rien ou, pour mieux dire, elle n’a eu d’autre effet que d’exaspérer les meneurs inconnus et irresponsables de l’agitation. A la répression judiciaire, militaire, administrative déployée par le gouvernement, on a opposé une sorte de terrorisme insaisissable qui enveloppe d’un formidable réseau toutes les paroisses de l’Irlande, et devant lequel tous les moyens semblent