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de Rotouma était trop loin, la bourse était trop légère, la mission de La Mère avait pris fin ; on se sépara et chacun tira de son côté. La plupart allèrent rejoindre Enfantin, qui était en Égypte, où les Arabes frappés de sa beauté l’avaient surnommé : Abou-l-dhounich ; Le Père du monde.

J’ai connu plusieurs des saint-simoniens qui avaient été à la recherche de La Mère : ils ne parlaient pas sans émotion de cette phase de leur vie ; ils la regrettaient, se rappelaient leur jeunesse, leur enthousiasme, leur foi et disaient : « Ah ! c’était le bon. temps ! » Enfantin, qui depuis cette époque avait vécu en Orient et en avait pu apprécier les mœurs, n’aimait pas à réveiller ce souvenir. Il convenait que cette expédition trop juvénile avait été guidée par l’inexpérience, par le besoin d’inconnu qui tourmente les cervelles en ébullition ; mais, lorsque les compagnons de la mission de La Mère partirent pleins d’espérance, je ne répondrais pas qu’il n’eût partagé leurs illusions. Il avait conservé sur ceux qu’il nommait toujours ses enfans ; une autorité que l’on pourrait qualifier de souveraine ; les dissidens eux-mêmes, — et, parmi eux, plus d’un fut illustre, — ne l’approchaient qu’avec des témoignages de respect qui n’avaient rien de commandé. Les dissidens étaient ceux, des saint-simoniens qui avaient suivi le schisme de Bazard. Bazard était, avant tout, un esprit politique, un esprit d’opposition ; il avait été, en France, un des propagateurs du carbonarisme et un. des chefs du complot de Belfort. Dans la famille saint-simonienne il ne voyait qu’un groupe tout formé qu’il serait possible d’utiliser pour parvenir à la chambre des députés et obtenir les réformes libérales qu’il désirait. Bien des disciples se réunirent à lui. La question de l’égalité de l’homme et de la femme fut soulevée, la scission éclata et la rupture devint définitive, mais non pas sans avoir provoqué des incidens d’une inconcevable violence. La lutte ouverte entre Enfantin et Bazard était un combat en champ clos, qui avait les disciples pour spectateurs. Chacun se présentait suivi de ses fidèles : Jean Reynaud, Pierre Leroux., derrière Bazard ; Lambert, Laurent (de l’Ardèche), Michel Chevalier, Henri Fournel derrière Enfantin ; entre les deux groupes hostiles, on voyait Auguste Comte se recueillant, Le Play attentif, Sainte-Beuve hésitant et Béranger méditant sa chanson des Fous. La dispute, était d’une âpreté sans pareille ; un soir elle fut plus vive que de coutume ; à la suite d’une réplique d’Enfantin, Bazard fut frappé d’apoplexie[1]. Le Père dit : « Mes enfans, Bazard vient de se laisser foudroyer. » Pour discuter jusqu’à la mort, il faut être convaincu.

  1. Bazard ne mourut pas sur le coup, mais il ne se releva pas et s’éteignit le 29 juillet 1832, à Courtry, près de Montfermeil.