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sous les yeux lorsqu’on veut juger l’attitude des partis à cette époque. Les partisans sincères de la république qui composaient le cabinet Barrot avaient contre eux, dans la chambre, tout ce qui se disait républicain et tout le parti de l’Elysée. Les partis monarchiques n’avaient pris aucune part au renversement du ministère Barrot. Ils regrettèrent plus d’une fois ce cabinet honnête et courageux. Du jour de sa chute, M. Thiers aurait pu dire le fameux mot qu’il fit entendre un an plus tard : « L’empire est fait ! »

M. Dufaure avait hâte de se détourner des agitations stériles qui ne convenaient ni à son activité, ni à son caractère. Sorti du ministère, il lui fallait une tâche à laquelle il pût se dévouer. L’assemblée venait d’ordonner une enquête sur l’état de notre marine : il devait être élu commissaire, il fut bientôt chargé par ses collègues de diriger leurs travaux. Après de longues études, la commission décida qu’elle se rendrait dans les ports : à la fin d’avril, M. Dufaure partit pour Toulon. Il se sentait heureux d’échapper aux débats et au spectacle d’une impuissance qui l’obsédait. Tout entier aux recherches pratiques que lui inspirait la volonté de relever notre marine, loin de toute intrigue, vivant au milieu des officiers de l’armée de mer absorbés comme lui par le souci de la grandeur nationale, il goûtait la satisfaction la plus pure et se disait qu’il rendait un service à l’état. Aussi accueillait-il fort mal les appels qui lui venaient de Paris. En vain lui écrivait-on que les élections partielles avaient été mauvaises, que la situation était devenue périlleuse, qu’on songeait à changer d’urgence la loi électorale ; plus ses amis s’agitaient et plus il se sentait calme. La vie des assemblées, — et c’est leur écueil, — surexcite l’esprit ; les grandes applications de l’intelligence comme le spectacle de la nature le calment. À Toulon, entre l’arsenal, la rade et les vastes horizons de la Méditerranée, M. Dufaure ressentait un profond dédain pour les querelles constitutionnelles. Les lettres arrivaient nombreuses, pressantes : il fallait donner un coup mortel au vote populaire ; on avait trouvé un moyen de rejeter des millions d’électeurs sans porter atteinte au suffrage universel ; il n’y avait pas une heure à perdre pour revenir à Paris et prendre part à la lutte. M. Dufaure était de plus en plus résolu à ne pas se laisser détourner de sa mission : « Nous ressemblons, écrivait-il, à un homme qui s’occuperait sans relâche à arranger la maison qu’il habite, sans songer à manger, à boire, ni à dormir, à entretenir ses forces physiques, ni à éclairer et à agrandir son âme. Pour moi, j’ai besoin d’être soutenu par la conscience que je fais quelque chose d’utile et si je dois passer ma vie de législateur à discuter des lois sur la presse ou sur les élections, j’aime mille fois mieux aller me renfermer à Vizelle. » C’était l’erreur de M. Dufaure de croire alors trop aisément à son impuissance.