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diminuer le capital de ces idées dans le tableau qu’il se faisait de la société future, régie par des lois nouvelles. Et comme ces lois nouvelles se résumaient à ses yeux dans l’avènement de la science positive, seule arbitre désormais et régulatrice infaillible de l’activité individuelle et de l’évolution sociale, il lui semblait nécessaire au point de vue de la science, obligatoire au point de vue de la conscience, de rétablir sur des bases universellement acceptées l’idée de justice et tout l’ordre moral qui en dépend. Il l’essaya plusieurs fois. Dans un premier travail[1], préoccupé de chercher ces bases dans la physiologie, il entreprit de démontrer que toute la morale est une dérivation de deux impulsions contraires, l’amour de soi et l’amour des autres, l’égoïsme et l’altruisme (selon le vocabulaire de l’école), qui eux-mêmes proviennent, l’un de la nécessité de nutrition, qui est imposée à la substance organisée pour qu’elle subsiste comme individu, et l’autre de la nécessité d’aimer, qui lui est imposée par l’union des sexes pour qu’elle subsiste comme espèce. Mais en vain M. Littré s’efforce d’élever et d’ennoblir, en les généralisant, ces deux principes ; en vain, sous ce terme d’égoïsme, il fait rentrer toutes les formes imaginables de l’amour de soi : au plus bas degré, la satisfaction des besoins indispensables sans lesquels la vie ne continuerait pas ; au-dessus de ce degré élémentaire, l’emploi judicieux de l’égoïsme, tous les moyens d’atteindre la plus grande somme d’existence et de bonheur. En vain il nous prévient que, dans ce terme bizarre de l’altruisme (auquel il donne pour origine la sexualité), il faut comprendre toutes ces dispositions qui, pour faire durer l’espèce, déterminent tout un ensemble d’impulsions variées à l’infini, aboutissant à l’amour, à la famille, puis avec un caractère de généralité croissante, à la patrie et à l’humanité. Lui-même ne paraît ni satisfait de sa tâche ni assuré des résultats qu’il obtient. De pareils élémens ne peuvent donner naissance qu’à des conflits perpétuels entre l’égoïsme et la bienveillance, sans qu’aucune autorité puisse régler ces conflits. Quel principe supérieur s’imposera pour décider entre ces deux sortes d’instincts ou de passions ? Voilà donc le monde livré à des luttes sans règle et sans terme. On a beau nous dire que la morale se dégagera de ces luttes et qu’elle accomplira son évolution nécessaire « à mesure que la notion de l’humanité resserrera l’égoïsme et dilatera l’altruisme. » Qui nous garantit cela ? Qui nous assure que c’est l’égoïsme qui succombera dans cette lutte et que, agité par les instincts inférieurs et les souvenirs obscurs de son origine, il n’aura pas de retours terribles d’atavisme, des explosions de férocité héréditaire, que l’animal

  1. Revue de philosophie positive, janvier 1870.