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doute fort que cette explication satisfasse personne, je doute même qu’elle ait satisfait son auteur.

Ce que nous appelons l’égalité morale de deux personnes diffère d’ailleurs complètement, soit de l’identité logique de deux termes, soit de l’égalité mathématique de deux grandeurs. A supposer le transfert de la même impression « des cellules intellectuelles aux cellules affectives, » cela n’expliquerait pas comment naît et se révèle l’élément de la moralité qui consiste dans le respect de la personnalité inviolable, dans l’obligation de l’observer soi-même, ce qui est le devoir, et de le faire observer aux autres, ce qui est le droit. Deux triangles sont égaux, la science positive le constate ; elle établit sans peine cette égalité par la mesure exacte des deux grandeurs, et dès lors ils sont identiques. Deux machines sorties de deux usines différentes produisent la même somme de travail, cela est encore d’ordre positif, et l’estimation de deux sommes de travail est aussi exacte que celle de deux quantités ; ces deux machines équivalent ; soit. Mais qu’est-ce que cela signifie, transporté dans le domaine humain ? L’histoire naturelle, à laquelle on ramène l’homme et le tout de l’homme, répugne par toutes ses conditions et par toutes ses lois à des égalités de ce genre. Là il n’est pas vrai que deux hommes soient égaux, comme peuvent l’être deux grandeurs. C’est une notion très compliquée et très tardive que celle de l’égalité morale de deux êtres humains, soumis à la même loi de justice et garantis par le même droit ; c’est le produit ultérieur des civilisations réfléchies, loin d’être « un fait psychique irréductible et primordial. » La vérité, c’est que, si nous nous en tenons aux tristes clartés que la science de la nature projette sur cette question et que nous n’allions pas puiser plus haut, dans la conscience, un supplément de lumière et un enseignement plus pur, si la nature est notre seule maîtresse de morale, elle nous montre le spectacle de toutes ses lois en contradiction manifeste avec la morale imaginaire inventée par l’homme, l’inégalité originelle des races, celle des organisations et des cerveaux, l’inégalité la plus monstrueuse des forces et des aptitudes mentales entre les individus de la même race, du même peuple, de la même famille, l’inégalité partout et toutes ses conséquences : la loi du plus fort régnant dans son horreur, à tous les degrés de l’échelle des êtres ; la concurrence vitale s’étendant sur l’humanité naissante aussi bien que sur le reste des animaux ; l’extermination des plus faibles et des moins favorisés pour la bataille de la vie ; l’utilité spécifique dominant l’intérêt individuel ; la prodigalité insensée des germes et des individus qui semblent indifférens à la force universelle, à l’aveugle créatrice qui ne les suscite à la lumière que pour les vouer