Page:Revue des Deux Mondes - 1882 - tome 51.djvu/512

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

du Meschacebé, ou parler de toi dans la hutte d’un Chippeways. Tu. ne doutes, pas que ma Désirée ne me suive ; elle n’a pas hésité un moment, et déjà elle ne rêve que nos rizières et nos magnolias.


La fortune le dispensa de la réalisation de ce beau plan. Pendant qu’il le ruminait, elle vint un matin frapper à sa porte sous la forme d’une lettre de son ami Boissonade, l’informant qu’un excentrique érudit anglais, sir Herbert Croft, consentait sur sa recommandation à le prendre pour secrétaire. La place était avantageuse, les honoraires élevés, la compagnie de choix : Nodier s’empressa d’accepter. La correspondance publiée par M. Estignard abonde en curieux détails sur cet excellent maniaque dont Nodier a tracé le portrait sous le nom de sir Robert Grove au début de sa nouvelle d’Amélie. Le baronet avait quitté l’Angleterre pour pousser avec plus d’activité les innombrables éditions de classiques tant grées et latins que français et anglais qu’il préparait et méditait. Il avait fait choix d’Amiens pour résidence et il y menait une existence laborieuse et retirée, en compagnie d’une vieille dame anglaise, lady Mary Hamilton, bas-bleu de haute volée et mère de lady Bell Hamilton, devenue la femme de M. de Jouy, le librettiste ordinaire de Spontini. L’érudition du baronet était immense et pointilleuse, son aptitude au travail vraiment effrayante. Au moment même où Nodier vint lui prêter son concours, il menait de front une édition de Télémaque et une édition d’Horace, qu’il prétendait éclairer par la ponctuation. La place de secrétaire d’un homme d’une si infatigable activité n’était pas précisément une sinécure, on en jugera par ce curieux extrait d’une lettre à Charles Weiss.


Je vais ne rien exagérer : depuis que je suis à Amiens, voici les comptes bien exacts de ma besogne :

1° Copier le premier livre de Télémaque avec les variantes de quarante-sept éditions et une centaine de pages de notes, faire imprimer, corriger les épreuves sept fois ;

2° Copier deux fois un ouvrage politique du chevalier sur le ministère anglais, une sous dictée, une pour la mise au net ; le faire imprimer à cent, huit pages in-8o, petit texte, corriger les épreuves sept fois ;

3° Traduire sous dictée le premier volume des Vies des poètes de Johnson, environ quatre cents pages, mettre au net ;

4° Écrire deux fois, une sous dictée, une pour la mise au net, l’Horace éclairé par la ponctuation, environ trois cents pages, faire imprimer, corriger les épreuves, seize fois les cinq premières, sept fois les autres ;