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cause en réalité, tous les phénomènes doivent se présenter à la sensibilité sous la forme de chaos, ’et l’on ne voit pas comment ils prennent une forme régulière uniquement pour satisfaire un besoin de notre esprit. C’est cette contradiction radicale de la doctrine kantienne qui a forcé la philosophie allemande à passer de l’idéalisme subjectif à l’idéalisme absolu. Seulement, le mot d’idéalisme change alors dépens, et ce serait entrer dans des abîmes de discussion que de poursuivre nos recherches jusque-là. Disons seulement que, dans l’idéalisme absolu, le sujet et l’objet, étant identiques, ont autant de réalité l’un que l’autre, ce qui suffit pour le point que nous avons voulu établir.

Nous croyons donc à la réalité objective du monde extérieur, tout en admettant que la représentation en est subjective. M. l’abbé de Broglie appelle cette doctrine un demi-positivisme. Les noms ne font rien à l’affaire. Contentons-nous de dire que Platon, Malebranche et Leibniz ont conçu les choses de cette manière, que les vues de Descartes et de Kant, à des degrés divers et avec des nuances diverses, n’en sont pas bien différentes. Le réalisme pur n’a guère jamais été soutenu en philosophie que par Reid ; est-ce là une autorité suffisante pour faire contrepoids à ces grands noms ? M. l’abbé de Broglie cite quelquefois saint Thomas d’Aquin. Il est douteux que saint Thomas ait connu ce problème dans les termes où nous le posons aujourd’hui, et s’il l’eût connu, il l’aurait sans doute résolu dans le sens d’Aristote, qui disait que la sensation est « l’acte commun du sensible et du sentant, » ce qui est la doctrine même que nous soutenons. N’est-ce pas aussi quelque chose de semblable qui est exprimé par la plus haute autorité que reconnaisse M. l’abbé de Broglie, lorsqu’elle nous dit que la face du monde sera renouvelée : renovabitur facies mundi ? N’est-ce pas comme s’il était écrit que nous ne voyons aujourd’hui que la face extérieure des choses et que la face véritable nous sera révélée dans d’autres conditions, et alors seulement dans toute sa vérité ? Si la toile était levée aujourd’hui, si la vraie scène se jouait devant nous, qu’aurions-nous besoin d’un autre théâtre et d’une autre scène ? S’il faut croire aux apparences de nos sens, pourquoi ne croirions-nous pas aussi bien à ces apparences si accablantes qui nous parlent à chaque instant autour de nous par la mort des autres hommes et qui ont bien l’air de nous dire que, quand la toile tombe, c’est pour toujours ?


PAUL JANET.