ceux qui l’avaient faite avaient agi individuellement, sans concert ni communauté d’efforts, nul n’y avait jamais pris garde. En ce sens, Nodier a été, en effet, un précurseur, comme son ami Bonneville, dont il a parlé avec tant de sensibilité, comme ce Grainville dont il édita l’étrange épopée, sans compter de plus illustres dont les noms se présentent à toutes les mémoires. Mais si l’on veut donner à ce mot de précurseur un sens plus précis, un sens d’initiation et d’invention, je réponds hardiment qu’il n’en est rien. Ce qui me frappe, au. contraire, c’est que Nodier a toujours marché littérairement d’un pas égal à celui de son siècle sans jamais retarder, mais sans jamais avancer d’une heure ni pour le choix des sujets et des sentimens ni pour la forme qu’il convenait de leur donner. Voyons plutôt. Était-il en avance de son siècle lorsque, dans sa jeunesse, il écrivait les Proscrits, le Peintre de Saltzbourg, les Tristes ? Non, car il avait eu nombre de précurseurs dans cette voie (Ramond, dont il édita sous la restauration le roman le Jeune d’Olban, en était un) ; le werthérisme était l’air que respirait toute sa génération, et ce wertherisme, il l’a exprimé dans le style sentimental et déclamatoire qui régnait à l’époque de sa jeunesse. Je viens de dire ce qu’est Jean Sbogar. Parmi les romans qui suivirent, Adèle est un composé d’Obermann et de n’importe quel roman de l’empire. Thérèse Aubert a plus d’originalité ; toutefois on peut dire que la forme de ce très beau récit était en quelque sorte dans l’air, car c’est à peu près celle qui va distinguer deux ou trois années plus tard les romans de Mme de Duras, particulièrement Edouard. Trilby est une chose charmante ; ce conte n’en a pas moins attendu pour venir au monde1 que Walter Scott eût mis à la mode les légendes écossaises. Il y a dans la Fée aux miettes, publiée après 1830, un très vif sentiment des lois qui gouvernent le genre fantastique : ; croyez-vous cependant que cette jolie fantaisie fût jamais venue au monde sous la forme que Nodier lui a donnée, s’il n’avait pas eu pour modèles la biographie du Chat Murr et l’histoire du Petit Zacharie, surnommé Cinabre, d’Hoffmann ? Inès de las Sierras est de 1836 ; lisez cette jolie nouvelle avec attention et dites s’il ne vous semble pas apercevoir que les nouvelles fantastiques de Mérimée, la Vénus d’Ille et les Ames du purgatoire ont eu une influence sur la construction et le tour du récit ? Nodier n’a donc presque jamais devancé les mouvemens littéraires de son temps ; seulement, il les a suivis avec une telle rapidité ou, pour mieux dire, une telle instantanéité, qu’il a parfois l’air de les avoir déterminés. Presque jamais la forme qu’il emploie n’est de son invention, et pour peu qui on y regarde de près, on trouve toujours un modèle contemporain qui a donné à son imagination la première suggestion. Enfin,
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